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Des arbres alentour lui parvenait le chant des fées des bois, minuscules créatures occupées à s’accoupler et à amasser des provisions. Sherkaner regretta de ne pas avoir le temps de faire un peu d’entomologie. Le bourdonnement des insectes montait et descendait. Lorsqu’il était petit, il y avait eu l’histoire des Fées des Bois Paresseuses, mais il se rappela aussi les poèmes ridicules qu’on écrivait sur la musique des fées. « Par monts et par vaux, on n’en sait jamais trop-oh-oh. » La ritournelle guillerette semblait se cacher sous la stridulation générale.

Paroles et chants infiniment répétés finirent par le bercer jusqu’au sommeil complet.

Cinq

Il fallut à Sherkaner deux jours de plus pour parvenir à la Commanderie des Terres. Il aurait pu mettre encore plus longtemps, mais la modification qu’il avait apportée à la courroie de transmission lui permettait de négocier rapidement les courbes en descente avec une sécurité accrue. Il aurait pu mettre moins longtemps, sauf qu’il avait été à trois reprises victime de pannes mécaniques – entre autres, une fêlure de cylindre. Il n’avait pas complètement menti à dame Enclearre en lui disant qu’il transportait un chargement de pièces de rechange. En fait, il en avait pris quelques-unes, celles qu’il estimait impossibles à fabriquer chez un forgeron de la cambrousse.

C’était la fin de l’après-midi lorsqu’il déboucha du dernier virage et eut son premier aperçu de la longue vallée qui abritait la Commanderie des Terres. Cette interminable tranchée se prolongeait sur des milles et des milles, jusque dans les montagnes ; les versants en étaient si hauts que des portions du fond de la vallée étaient déjà dans la pénombre. L’extrémité opposée se perdait dans la brume bleue des lointains ; les Chutes royales descendaient dans un ralenti majestueux des sommets qui la dominaient. Les touristes n’allaient jamais guère plus loin. La Famille royale s’accrochait à cette terre et au profond sous les montagnes ; elle la possédait depuis quarante Ténèbres : ce n’était alors qu’un simple duché prétentieux.

Sherkaner se restaura convenablement à la dernière petite auberge, refit le plein de carburant et entra dans la Réserve royale. La lettre de son cousin lui permit de franchir les postes de contrôle extérieurs. Les barrières se relevèrent, des troupiers crevant d’ennui dans leur uniforme vert terne lui firent signe de passer. Il y avait des casernes, des terrains de manœuvres et – ensevelies sous de massives bermes – des réserves de munitions. Mais la Commanderie des Terres n’avait jamais été une installation militaire comme les autres. Aux premiers temps de l’Accord, ç’avait été essentiellement un terrain de jeux pour la Famille royale. Puis, au fil des générations, les processus gouvernementaux s’étaient stabilisés, devenant plus rationnels et moins romantiques. La Commanderie des Terres, conformément à son appellation, devint la cachette du quartier général de l’Accord. Finalement, elle devint quelque chose de plus : le site de la recherche militaire de pointe.

Voilà ce qui intéressait Sherkaner par-dessus tout. Il ne s’attarda pas à jouer les curieux : les soldats-policiers lui avaient très clairement fait comprendre qu’il devait se rendre directement à sa destination. Mais rien ne l’empêchait de regarder dans toutes les directions en oscillant légèrement sur son perchoir. Seuls de discrets signes numériques identifiaient les bâtiments, mais certains étaient évidents. La télégraphie sans fil : une longue caserne hérissée des antennes les plus bizarres. Le bâtiment adjacent devait être l’académie de cryptographie. Logique, non ? De l’autre côté de la route s’étendait une surface d’asphalte plus large et plus lisse que n’importe quelle chaussée. Rien d’étonnant à ce que deux monoplans aux ailes surbaissées stationnent à l’autre bout. Underhill aurait donné cher pour voir ce qu’il y avait derrière eux, dissimulé sous des bâches. Plus loin encore, un énorme museau d’excavatrice sortait abruptement de la pelouse devant l’un des bâtiments. L’angle de sortie incroyable de l’excavatrice conférait une illusion de vitesse et de violence à ce qui était le moyen le plus lent qui se puisse concevoir pour aller d’un point à un autre.

Il s’approcha de la fin de la vallée, dominée par les Chutes royales. Un arc-en-ciel de mille couleurs flottait dans le nuage d’écume. Sherkaner passa devant ce qui était probablement une bibliothèque et aboutit sur un rond-point orné des oriflammes royales et du machin habituel symbolisant la Conclusion de l’Accord. Les bâtiments de pierre entourant l’esplanade circulaire représentaient un élément particulier de la mystique de la Commanderie. Par quelque heureux hasard de l’ombre protectrice, ils survivaient à chaque Nouveau Soleil sans trop de dégâts ; pas même leur contenu ne brûlait.

BÂTIMENT 5007, disait le panneau. Bureau de la recherche sur les matériaux, d’après le plan que lui avait remis la sentinelle. Sa situation centrale était un bon présage. Il se gara entre deux autres mobiles déjà rangés au bord de la chaussée. Inutile de se faire remarquer.

En gravissant les marches, il constata que le soleil se couchait presque directement dans l’axe de la route qu’il venait de suivre. Il était déjà au-dessous des falaises les plus hautes. Au centre du rond-point, les statues sur le point de conclure l’Accord projetaient des ombres démesurées sur la pelouse. Il avait confusément l’impression que les bases militaires ordinaires n’étaient pas tout à fait aussi belles.

Le sergent manipulait la lettre de Sherkaner avec un dégoût manifeste.

— Et c’est qui, ce capitaine Underhill ?

— Oh ! nous ne sommes pas apparentés, sergent. Il…

— Et pourquoi devrions-nous nous plier à ses désirs ?

— Ah ! si vous voulez bien lire plus avant, vous verrez qu’il est l’assistant du colonel A.G. Castleworth, quartier-maître principal du Perchoir royal.

Le sergent marmonna quelque chose comme « Toujours aussi cons, ceux de la Sécu ». Il reposa sa masse considérable en un accroupissement résigné.

— Très bien, monsieur Underhill, en quoi exactement consisterait votre contribution à l’effort de guerre ?

Il y avait quelque chose de tordu chez ce type. Sherkaner s’aperçut alors que le sergent était plâtré sur les quatre jambages. Il parlait à un ancien combattant, un vrai de vrai.

Il allait en baver pour lui faire avaler la pilule. Même devant un auditoire gagné à sa cause, Sherkaner savait qu’il avait du mal à s’imposer : jeune, trop maigre pour être beau, une sorte de je-sais-tout empoté. Il avait espéré avoir un ingénieur militaire comme interlocuteur.

— Eh bien, sergent, depuis au moins trois générations, vous autres militaires essayez d’obtenir un certain avantage en continuant à travailler plus longtemps dans la Ténèbre. C’était d’abord quelques centaines de jours, assez pour poser des mines inattendues ou consolider des fortifications. Ensuite, ce fut une année, puis deux, assez longtemps pour mettre des effectifs importants en position pour une attaque dès le Nouveau Soleil.

Le sergent – HRUNKNER UNNERBY, d’après sa plaque nominative – ne le quittait pas des yeux.

— Il est bien connu qu’il y a de massifs efforts de forage de part et d’autre du Front de l’Est, et que nous risquons d’aller au devant de combats gigantesques qui se prolongeront jusqu’à dix ans après le début de la prochaine Ténèbre.

Unnerby eut brusquement une idée rassurante et son expression renfrognée s’accentua.

— Si c’est ce que vous pensez, vous devriez vous adresser aux Sapeurs. Ici, c’est la Recherche sur les matériaux, monsieur Underhill.