Coldhaven passa ses techniciens en revue, accompagné d’un caporal hors phase de l’équipe Lighthill. Le général s’accrochait aux moindres paroles de Rhapsa Lighthill, et veillait à ce que ses techniciens profitent de toutes les nouvelles informations qui inondaient leurs écrans. Belga restait en retrait. Elle ne pourrait que les gêner. Victory Lighthill était absorbée dans une insolite conversation avec les Étrangers, ponctuée toutes les deux ou trois phrases de longues interruptions qui lui permettaient des apartés avec son frère et les gens de Coldhaven. Elle s’arrêta et, tout en attendant, adressa à Belga un sourire timide.
Belga lui répondit par un petit signe de la main. Victory n’était pas tout à fait comme sa mère… sauf, peut-être, là où c’était important.
Le téléphone de Lighthill se manifesta à nouveau. Un collaborateur relativement proche ?
— Oui. Bien. Nous enverrons des gens là-bas. Cinq heures, peut-être… Papa, c’est reparti. L’entité numéro cinq joue le jeu. Tu avais raison pour celle-là. Papa ?… Brent, nous l’avons perdu encore une fois ! Et ce n’est pas le moment !… Papa ?
L’hélicoptère de Rachner avait abandonné le vol en zigzag destiné à échapper aux poursuites – un peu tard, car Thract était à présent complètement perdu. L’appareil survolait l’altiplano à basse altitude et à grande vitesse, comme s’il ne redoutait plus d’être repéré d’en haut par des observateurs hostiles. Simple passager sur son propre perchoir de pilote, Thract contempla le spectacle avec un émerveillement quasi hypnotique, partiellement conscient des marmonnements délirants de Sherkaner Underhill et des bizarres lumières qui émanaient de son casque de jeux.
Les traînées des missiles antimissiles avaient disparu depuis longtemps, mais les preuves du succès de leur mission illuminaient le ciel. Nous avons au moins riposté.
Le bruit du rotor changea de timbre, arrachant Thract à sa lointaine et terrible vision. L’hélico descendait dans le noir. Protégeant ses yeux des lumières dans le ciel, Thract vit qu’ils allaient atterrir sur une langue de pierre nue anonyme, entourée de collines et de glace.
Ils se posèrent, sans douceur, et les turbines ralentirent jusqu’à ce que les rotors tournent assez lentement pour que les pales soient visibles. On n’entendait presque rien dans l’habitacle. Le guidebogue remua, se poussa avec insistance contre la porte à côté d’Underhill.
— Ne le laissez pas sortir, monsieur. Si nous le perdons ici, il se pourrait que nous le perdions pour de bon.
La tête d’Underhill dodelina vaguement. Il reposa le casque de jeux, dont les lumières vacillèrent et s’éteignirent. Il caressa le guidebogue et referma les pans de sa parka.
— D’accord, colonel. Tout est fini, maintenant. Voyez-vous, nous avons gagné.
Le vieux faucheux semblait délirer plus que jamais. Mais Thract commençait à se rendre compte d’une chose : délirant ou pas, Underhill avait sauvé le monde.
— Que s’est-il passé, monsieur ? demanda-t-il doucement. Des monstres d’outre-espace contrôlaient nos réseaux… et vous avez contrôlé ces monstres ?
— C’est un peu ça, dit Underhill avec son petit rire habituel. Le problème, c’est que ce n’était pas tous des monstres. Certains sont à la fois intelligents et généreux… et nous avons failli nous détruire mutuellement avec nos plans séparés. Rattraper cette erreur nous a coûté très cher.
Il se tut quelques secondes, la tête branlante.
— Ça va s’arranger, mais… actuellement, je ne vois pas grand-chose.
Le faucheux avait pris le rayon mortel des Étrangers en pleine tête. Les cloques s’étendaient sur ses yeux comme une taie envahissante.
— Vous pouvez peut-être m’accorder un instant et me décrire ce que vous voyez, dit-il en dressant une main vers le ciel.
Rachner approcha son meilleur côté du hublot qui donnait au sud. L’épaulement de la montagne lui cachait une partie du panorama, mais il lui restait cent degrés d’horizon.
— Des centaines d’explosions nucléaires, monsieur, comme autant de lumières dans le ciel. Je crois que ce sont nos fusées d’interception, à très haute altitude.
— Ah ! Pauvre Nizhnimor, pauvre Hrunk… quand nous avons arpenté la Ténèbre, nous avons vu un phénomène semblable. Sauf qu’il faisait bien plus froid, alors.
Le guidebogue avait réussi à déverrouiller la porte. Il l’entrouvrit légèrement et un lent courant d’air glacial s’infiltra dans l’habitacle.
— Monsieur…
Rachner allait se plaindre du courant d’air.
— Laissez faire. Vous n’allez pas rester longtemps ici. Vous voyez quoi d’autre ?
— Des lumières qui se diffusent à partir des impacts. Je crois que c’est de l’ionisation dans les ceintures magnétiques. Et puis…
Thract s’étrangla. Il y avait d’autres choses, et il les reconnaissait.
— Je vois des sillages de rentrée, monsieur. Plusieurs douzaines. Ils passent au-dessus de nous et se dirigent vers l’est.
Rachner avait vu des phénomènes similaires lors d’essais de la Défense aérienne. Lorsque les têtes nucléaires rentraient finalement dans l’atmosphère, elles produisaient des traînées lumineuses multicolores. Même pendant ces essais, c’étaient des images horribles, les mains acérées d’un esprit tarant tapi dans le ciel et qui se jetait sur la terre. Une douzaine de sillages, et d’autres encore. Des milliers de missiles avaient été interceptés, mais ceux qui restaient pouvaient anéantir des villes.
— Ne vous inquiétez pas, dit doucement la voix d’Underhill dans l’angle mort de Thract. Mes amis d’outre-espace se sont occupés de ces engins. Ces ogives ne sont plus que des carcasses mortes, quelques tonnes de déchets radioactifs. Ce n’est pas très amusant quand ça vous tombe sur la tête, mais c’est inoffensif autrement.
Rachner se tourna pour suivre anxieusement le déploiement des sillages dans le ciel. Mes amis d’outre-espace se sont occupés de ces engins.
— À quoi ressemblent vraiment ces monstres, monsieur ? Pouvons-nous leur faire confiance ?
— Oh ! Leur faire confiance ? Et c’est un officier des Renseignements qui pose cette question ! Ma générale ne leur a jamais fait confiance. À aucun d’entre eux. Cela fait presque vingt ans que j’étudie les humains, Rachner. Ils voyagent dans l’espace depuis des générations. Ils ont vu tellement de choses, ils ont fait tellement de choses… Ces pauvres connards croient savoir ce qui est impossible. Ils ont toute liberté de circuler entre les étoiles, mais leur imagination est emprisonnée dans une cage qu’ils ne peuvent même pas voir.
Les sillages lumineux avaient fini de traverser le ciel. La plupart ne rayonnaient plus que dans l’ultrarouge ou étaient devenus invisibles. Deux convergèrent vers un point à l’horizon, probablement le site de lancement de High Equatoria. Thract retint son souffle.
Derrière lui, Underhill dit quelque chose comme, « Ah, chère Victory », et se tut.
Thract scruta le ciel au nord. Si les têtes nucléaires étaient encore amorcées, les explosions seraient visibles même par-dessus l’horizon. Dix secondes. Trente. Rien que le froid et le silence. En direction du nord, il n’y avait que la clarté stellaire.