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Les propagandistes de la Couronne et de Tiefstadt étaient d’accord sur un point, un seul. Cette Ténèbre serait différente de toutes celles qui l’avaient précédée. Cette Ténèbre serait la première à être directement attaquée par la science au service de la guerre. Tandis que leurs citoyens se réfugiaient par millions dans les bassins stagnants de centaines et de centaines de profonds, les armées des deux parties continuaient de se battre. Souvent les combats se déroulaient dans des tranchées à ciel ouvert chauffées par des vapocalorifères. Mais les grandes différences se trouvaient sous terre – dans le creusement des tunnels qui s’enfonçaient très loin sous les premières lignes de part et d’autre. C’est à leurs intersections que se livraient de féroces batailles à coups de mitrailleuses et de gaz toxiques. Quand ils ne se recoupaient pas, les tunnels continuaient leur percée dans les roches calcaires du front de l’Est, verge par verge, jour après jour, bien après que s’étaient terminés les combats en surface.

Cinq ans après le début de la Ténèbre, seule une élite de techniciens – dix mille personnes, tout au plus, dans les rangs de la Couronne – continuait de mener les opérations sous le territoire de l’Est. Même à ces profondeurs, les températures étaient très en dessous du zéro. Des ventilateurs qui brûlaient des forams faisaient circuler l’air frais dans les tunnels occupés. Les derniers trous d’aération ne tarderaient pas à être obturés par la glace.

— Voilà presque dix jours que nous n’entendons plus rien chez ceux de Tiefstadt. Le Commandement des sapeurs n’arrête pas de se féliciter.

Le général Greenval lança une aromatique dans sa cavité buccale et mastiqua bruyamment ; le chef des Renseignements de l’Accord, qui n’avait jamais brillé par ses talents de diplomate, était devenu sensiblement plus hargneux ces derniers jours. C’était un vieux faucheux, et, bien que les conditions régnant à la Commanderie des Terres soient peut-être plus clémentes que partout ailleurs dans le monde, elles entraient à leur tour dans une phase extrême. Dans les casemates à côté du Profond royal, à peine cinquante personnes étaient encore conscientes. Heure par heure, l’air devenait un peu plus vicié. Greenval avait abandonné sa somptueuse bibliothèque plus d’un an auparavant. Son bureau consistait à présent en un alvéole de vingt pieds de longueur sur dix de largeur et quatre de hauteur dans l’espace résiduel au-dessus du dortoir. Les parois de la pièce exiguë étaient couvertes de cartes, la table était jonchée de liasses de télétypes transmis par voie filaire terrestre. Les communications par radio s’étaient définitivement interrompues soixante-dix jours plus tôt. L’année précédente, les techniciens radio de la Couronne avaient procédé à des expériences avec des émetteurs de plus en plus puissants, et on avait caressé un temps l’espoir de conserver la sans-fil jusqu’au bout. Hélas, il ne restait plus que la télégraphie et la radio à vue. Greenval regarda son interlocutrice, qui serait assurément la dernière personne à visiter la Commanderie des Terres avant deux cents ans.

— Alors, colonel Smith, vous rentrez à l’instant de l’Est. Pourquoi ne vous entends-je pas pousser des hourras ? Nous avons tenu plus longtemps que l’ennemi.

L’attention de Victory Smith avait été attirée par le périscope du général. C’était pour cela que Greenval avait creusé son trou à cette hauteur – pour avoir une ultime vue du monde. Les Chutes royales s’étaient figées plus de deux ans auparavant. Le regard remontait sans obstacle jusqu’en haut de la vallée. Une terre sombre, à présent couverte d’un givre fantasmagorique qui se formait sans trêve sur le roc comme sur la glace : du dioxyde de carbone qui s’écoulait depuis l’atmosphère. Mais Sherkaner verra un monde bien plus froid que celui-ci.

— Colonel ?

Smith se détourna du périscope.

— Excusez-moi, mon général… j’admire les Sapeurs de tout mon cœur.

Du moins les troupes qui travaillent réellement au forage. Elle avait visité leurs profonds de campagne.

— Mais cela fait des jours et des jours qu’ils ne peuvent plus atteindre la moindre position ennemie. Moins de la moitié seront en état de combattre après la Ténèbre. J’ai peur que le Commandement des sapeurs n’ait pas correctement apprécié la situation.

— Ouais, grogna Greenval. Le Commandement des sapeurs entre dans le livre des records pour les opérations de longue haleine, mais les Tiefs ont pris l’avantage en décrochant au moment où ils l’ont fait.

Il soupira et prononça des paroles qui l’auraient fait casser en d’autres circonstances, mais cinq ans après la fin du monde, il n’y a plus grand monde pour vous entendre.

— Vous savez, les Tiefs ne sont si mauvais bougres que ça. Prenez du recul et vous trouverez des gens plus vicieux chez certains de nos alliés, qui attendent que la Couronne et Tiefstadt s’entretuent dans un bain de sang. C’est dans cette direction que nous devrions faire de la prospective, en prévision des prochains méchants qui vont nous sauter dessus. Cette guerre, nous allons la gagner, mais s’il nous faut la gagner avec les tunnels et les Sapeurs, nous serons encore en train de nous battre des années après le Nouveau Soleil.

Il mastiqua ostensiblement son aromatique et braqua une main antérieure sur Smith.

— Votre projet est notre seule chance de finir le travail proprement.

La réponse de Smith fut abrupte.

— Et nos chances auraient été encore meilleures si vous m’aviez laissée rester avec l’Équipe.

Greenval feignit d’ignorer cette critique.

— Victory, cela fait maintenant sept ans que vous êtes sur ce projet. Croyez-vous vraiment que ça va marcher ?

C’était peut-être l’air vicié qui rendait tout le monde stupide. L’indécision était totalement étrangère à l’image qu’on se faisait de Strut Greenval. Elle le connaissait depuis neuf ans. Parmi ses confidents les plus proches, Greenval montrait une certaine ouverture d’esprit – jusqu’au moment où il fallait prendre des décisions finales. Il était alors celui qui ne doutait pas, celui qui tenait tête à des brochettes de généraux et même aux conseillers politiques du Roi. Elle ne l’avait jamais entendu poser de question si triste et si désespérée. Elle voyait à présent un homme vieilli, un vieillard qui dans quelques heures capitulerait devant la Ténèbre, pour la dernière fois, peut-être. Cette révélation, c’était comme lorsqu’on s’appuie sur une balustrade familière et qu’on sent qu’elle commence à céder.

— M-mon général, nous avons bien sélectionné nos objectifs. S’ils sont détruits, la reddition de Tiefstadt devrait suivre presque immédiatement. L’Équipe d’Underhill se trouve dans un lac à moins de deux milles des objectifs.

Ce qui était en soi une réussite considérable. Le lac était près du plus important centre de ravitaillement de Tiefstadt, à une centaine de milles à l’intérieur du territoire tiefien.

— Unnerby, Underhill et les autres n’ont qu’une courte distance à faire à pieds, mon général. Nous avons testé leurs combinaisons et les exothermes pendant des périodes beaucoup plus longues dans des conditions presque aussi…