Greenval lui accorda un mince sourire.
— Oui, je sais. J’ai bourré le crâne de l’État-Major avec ces chiffres assez souvent. Mais maintenant, je crois que nous allons passer à la réalisation concrète. Songez à ce que cela signifie. Au cours des dernières générations, nous autres militaires avons perpétré nos petits sacrilèges dans les marges de la Ténèbre. Mais l’équipe d’Unnerby verra le centre de la Pleine Ténèbre. À quoi ça peut vraiment ressembler ? Oui, nous croyons le savoir : l’air gelé, le vide. Mais tout cela, ce ne sont qu’hypothèses. Je ne suis pas croyant, colonel Smith, mais… je me demande ce qu’ils vont trouver.
Croyant ou pas, toutes les superstitions ancestrales de lutins des neiges et d’anges terrestres semblaient planer juste derrière les paroles du général. Même les esprits les plus rationnels fléchissaient à l’idée d’une Ténèbre si intense que le monde, en quelque sorte, n’existerait plus. Non sans peine, Victory ignora les émotions soulevées par les paroles de Greenval.
— Oui, mon général, il pourrait y avoir des surprises. À mon avis, cette entreprise serait probablement condamnée à l’échec en l’absence d’un seul facteur : Sherkaner Underhill.
— Notre hurluberlu bien aimé.
— Un hurluberlu, peut-être, mais de l’espèce la plus extraordinaire. Je le connais depuis sept ans – depuis ce fameux après-midi où il s’est pointé avec une bagnole bourrée de prototypes à moitié terminés et une tête pleine de projets délirants. Heureusement pour nous, j’avais un après-midi peu chargé. J’ai eu le temps d’écouter et de m’amuser. L’universitaire moyen trouve peut-être une vingtaine d’idées dans toute sa vie. Underhill en a vingt par heure ; chez lui, c’est une sorte de spasmophilie. Mais j’ai connu des gens presque aussi excentriques à l’École des Renseignements. La différence est que les idées d’Underhill sont réalisables à peu près une fois sur cent – et qu’il sait distinguer les bonnes des mauvaises avec une certaine précision. Peut-être que quelqu’un d’autre aurait songé à utiliser la boue des marécages pour l’élevage des exothermes. Quelqu’un d’autre aurait certainement pu avoir les mêmes idées en ce qui concerne les combinaisons pressurisées. Mais il a les idées, il les fait fructifier, et elles marchent.
« Mais ce n’est pas tout. Sans Sherkaner, nous n’aurions pu ne serait-ce que commencer à mettre en œuvre tout ce que nous avons entrepris ces sept dernières années. Il a la faculté magique de gagner les gens qu’il faut à ses idées.
Elle se rappela le mépris hargneux de Hrunkner Unnerby en ce premier après-midi, et la manière dont il s’était transformé en quelques jours, jusqu’à ce que l’imagination technologique de Hrunkner soit totalement submergée par les idées que Sherkaner déversait sur lui.
— À un certain égard, Underhill n’a pas de patience pour les détails, mais cela n’a pas d’importance. Il s’assure un entourage qui a le souci du détail. Il est… remarquable, tout simplement.
C’était pour eux deux de l’histoire ancienne ; Greenval avait tenu le même discours à ses patrons au fil des années. Mais Victory ne pouvait trouver meilleur moyen de réconforter le vieux faucheux à ce stade. Greenval sourit d’un air bizarre.
— Alors, pourquoi ne pas l’avoir épousé, colonel ?
Smith n’avait pas eu l’intention d’aborder le sujet, mais, diantre, ils étaient seuls, et c’était la fin du monde.
— J’en ai l’intention, mon général. Mais il y a une guerre en cours, et vous savez que je… je n’aime pas tellement respecter les traditions ; nous nous marierons après la Ténèbre.
Il n’avait fallu à Victory Smith qu’un après-midi pour comprendre qu’Underhill était la personne la plus étrange qu’elle ait jamais rencontré. Il lui avait fallu deux jours de plus pour comprendre que c’était un génie qu’on pouvait solliciter comme une dynamo, qu’on pouvait utiliser pour littéralement infléchir le cours d’une guerre mondiale. En l’espace de cinquante jours, elle avait réussi à en persuader Greenval, et Underhill avait été discrètement installé dans son propre laboratoire, auquel vinrent s’ajouter de nouveaux établissements pour traiter les besoins périphériques du projet. Entre deux missions, Victory avait tiré des plans pour revendiquer le phénomène Underhill – c’était ainsi qu’elle et le service des Renseignements le considéraient – à son avantage permanent. Le mariage était la solution évidente. Un Mariage-en-Déclin traditionnel se serait intégré à son plan de carrière. Tout aurait marché à la perfection, n’était Sherkaner Underhill lui-même. Sherk avait ses propres plans. Finalement, il était devenu son meilleur ami – un ami avec qui échafauder des projets tout autant qu’un ami sur qui échafauder des projets. Sherk avait des projets pour l’après-Ténèbre, des suggestions que Victory n’avait jamais répétées à personne. Ses rares autres amis – même Hrunkner Unnerby – aimaient Victory en dépit du fait qu’elle soit hors phase. Or l’idée d’enfants nés hors phase ne déplaisait pas du tout à Sherkaner Underhill. C’était la première fois de sa vie qu’on témoignait à Victoria plus que de la simple tolérance. Donc, pour l’instant, ils faisaient la guerre. S’ils survivaient tous les deux, un autre monde, d’autres projets et une vie commune les attendraient après la Ténèbre.
Et Strut Greenval était assez perspicace pour l’avoir en grande partie deviné. Victory foudroya son patron du regard.
— Vous étiez déjà au courant, n’est-ce pas ? C’est pour cela que vous n’avez pas voulu que je reste dans l’Équipe. Vous estimez que c’est une mission suicide et que mon jugement risquerait d’être faussé… D’accord, la mission est dangereuse, mais vous ne comprenez pas Sherkaner Underhill : pour lui, le sacrifice individuel n’est pas au programme. Par rapport à nos propres normes, c’est plutôt un lâche. Il n’est pas vraiment emballé par la plupart des idéaux qui nous sont chers à vous et à moi. Il risque sa vie par pure curiosité… mais il est très, très prudent quand il s’agit de sa propre sécurité. Je crois que l’Équipe réussira et survivra. Elle n’aurait eu que de meilleures chances si vous m’aviez laissée rester avec elle ! Oui, mon général.
Ses dernières paroles furent ponctuées par le spectaculaire assombrissement de l’unique lampe de la pièce.
— Ah, dit Greenval, voilà douze heures que nous n’avons plus de carburant. Vous le saviez, colonel ? Et maintenant, les accus au plomb sont pratiquement à plat. Dans deux minutes, le capitaine Diredr sera là pour nous communiquer les ultimes conseils des gens de l’entretien : « Je vous demande pardon, mon général, mais les derniers bassins vont geler temporairement. Le Génie vous prie de bien vouloir vous associer à l’arrêt définitif. »
Il imitait la voix aiguë de son collaborateur.
Greenval se leva, se pencha au-dessus de son bureau. Ses doutes disparurent une fois de plus et il retrouva son ton cassant habituel.
— D’ici là, je veux clarifier deux ou trois points concernant vos ordres et votre avenir. Oui, je vous ai transférée parce que je ne veux pas risquer de vous perdre dans cette mission. Votre sergent Unnerby et moi-même avons longuement parlé de vous. Nous avons eu neuf ans pour vous exposer à des risques presque illimités et observer comment votre esprit fonctionne lorsque des milliers de vies dépendent d’une réponse correcte. Le moment est venu de vous mettre sur la touche, de vous retirer des opérations spéciales. Vous êtes l’un des plus jeunes colonels des temps modernes ; après cette Ténèbre, vous serez le plus jeune général.
— Uniquement si la Mission Underhill réussit.
— Ne m’interrompez pas. Quelle que soit l’issue du Machin Underhill, les conseillers du Roi savent à quel point vous êtes compétente. Que je survive ou non à cette Ténèbre, vous allez occuper mon poste quelques années après le démarrage du Nouveau Soleil – et le temps de la prise de risques personnels devra être révolu. Si votre M. Underhill survit, épousez-le, faites-lui des enfants, j’en ai rien à cirer. Mais vous ne devrez jamais plus prendre de risques vous-même.