Pham ferma tranquillement la porte derrière elle. Lorsqu’il se retourna vers Ezr, il n’y avait aucune douceur dans son expression. Il braqua le pouce vers le siège en face du bureau de Reynolt.
— Attache-toi, mon pote.
Il y avait dans sa voix quelque chose qui coupa net la colère d’Ezr, et il se força à s’asseoir.
Pham s’installa de l’autre côté du bureau. Pendant un moment, il se contenta de dévisager le jeune homme. Bizarre. Pham Nuwen avait toujours eu une présence, mais Ezr eut soudain l’impression qu’avant ce jour il ne l’avait en quelque sorte jamais activée.
— Il y a deux ans, dit finalement Pham, tu m’as parlé sans détour. Tu m’as forcé à constater que j’avais tort et que je devais changer.
— On dirait que je n’ai pas réussi.
Ezr le fixait d’un regard froid. Tu es toujours dans l’esclavage, de toute façon.
— Tu te trompes, mon petit. Tu as réussi. Peu de gens m’ont fait changer de cap. Même Sura n’y est pas arrivée.
Une étrange tristesse sembla l’accabler, et il se tut un moment. Puis il dit :
— Tu as rendu un très mauvais service à Anne, Ezr. Je crois qu’un jour tu voudras t’en excuser auprès d’elle.
— Ça ne risque pas ! Vous aimez tellement tout rationaliser ! La déFocalisation, ça vous revient trop cher, voilà tout.
— Hum. Tu as raison, ça coûte cher. C’est presque devenu une calamité. Sous le système émergent, les zombies supportaient pratiquement toute notre automatisation, et leur travail s’intégrait sans solution de continuité à celui des vraies machines. Pis encore, toute la programmation de l’entretien de l’escadre est l’œuvre de personnes Focalisées ; nous nous retrouvons avec des millions de lignes incohérentes sur les bras. Il faudra un certain temps avant que nos anciens systèmes fonctionnent correctement… Mais tu sais qu’Anne est l’Orc Frenkien, le « monstre » de toutes les frises sculptées dans le diamant ?
— Euh… oui.
— Alors, tu sais qu’elle serait prête à mourir pour rendre leur liberté aux Focalisés. C’était sa seule exigence non négociable lorsqu’elle est sortie de Focalisation. Sa vie n’aurait pas de sens autrement.
Il se tut, se détourna d’Ezr.
— Tu sais ce qui est le plus pervers dans la Focalisation ? Pas que le fait que ce soit un esclavage efficace, même si ça la rend pire – et comment ! – que la plupart des autres infamies. Non, le pire, c’est que les sauveteurs deviennent eux-mêmes des sortes de tueurs, et que les victimes originelles sont mutilées une deuxième fois. Même Anne ne l’avait pas compris tout à fait, et maintenant, ça la déchire.
— Alors, parce qu’ils veulent être esclaves, nous les laissons dans cet état ?
— Non ! Mais les Focalisés sont encore des êtres humains, pas très différents de certains types mentaux rares qui ont toujours existé. S’ils peuvent vivre seuls, s’ils peuvent manifester clairement leurs désirs… bon, à ce stade, on est obligé d’écouter. Jusqu’à hier soir, nous pensions que tout s’annonçait bien pour Trixia Bonsol. Anne avait empêché le virus de passer en phase galopante aléatoire. Trixia ne serait ni une psychotique ni un légume. Elle était purgée de toute loyauté obsessionnelle envers les Émergents. On pouvait lui parler, l’évaluer, la consoler. Mais elle refuse catégoriquement d’abandonner encore plus de structures profondes. Comprendre les Araignées, voilà le centre de sa vie, et elle ne veut pas que ça change.
Ils restèrent un moment sans rien dire. Le plus terrible, c’était que Pham ne mentait peut-être pas. Il n’était peut-être même pas en train de rationaliser. Peut-être parlaient-ils simplement d’une tragédie inévitable, une de plus. Si c’était le cas, la malédiction de Tomas Nau pèserait sur Ezr jusqu’à la fin de ses jours. Seigneur, c’est trop dur. Et bien que le bureau de Reynolt soit brillamment illuminé, il lui rappelait cette heure ténébreuse dans le parc du temp’, juste après l’assassinat de Jimmy. Pham y était lui aussi, et lui avait proposé un réconfort qu’Ezr ne pouvait comprendre. Ezr s’essuya le visage du revers de la main.
— D’accord. Trixia est donc libre. Elle est donc aussi libre de changer dans l’avenir.
— Oui, bien sûr. La nature humaine échappera toujours à l’analyse.
— J’ai attendu Trixia la moitié de ma vie. Je l’attendrai le temps qu’il faudra.
— C’est bien ce que je crains, soupira Pham.
— Hein ?
— Tu es l’un des individus les plus dévoués que je connaisse. Et tu as du talent pour les relations humaines. C’est essentiellement toi qui as assuré la continuité du Qeng Ho malgré la dictature de Nau.
— Non ! Je n’ai jamais pu l’affronter d’égal à égal. Je me suis contenté de grignoter sur les bords, d’essayer de rendre la situation un peu plus vivable. Il a continué de tuer des gens quand même. Je n’avais rien dans le ventre, je n’avais pas de qualités d’administrateur ; j’étais juste un idiot dont Nau pouvait se servir pour faire marcher droit des gens meilleurs que moi.
Pham secouait la tête.
— Tu étais la seule personne en qui j’aie eu confiance pour le complot, Ezr.
Il s’interrompit brusquement, avec un grand sourire.
— Bien sûr, c’était un peu parce que tu étais le seul à être assez intelligent pour deviner qui j’étais. Tu n’as ni plié ni rompu. Tu as même secoué mes chaînes… Tu sais combien d’années je totalise.
Ezr leva les yeux.
— Oui, et alors ?
— J’ai vu pas mal de surdoués, dit Pham avec un sourire en coin. Sura et moi avons fondé bon nombre des Grandes Familles de ce côté de l’espace Qeng Ho. Mais tu es à la hauteur, Ezr Vinh. Je suis fier que nous soyons apparentés.
— Hmm.
Ezr ne croyait pas vraiment que Pham mente sur un sujet pareil, mais ce qu’il disait là était trop… extravagant pour être vrai.
Or l’autre n’en avait pas terminé.
— Mais tes vertus ont un côté négatif. Tu as eu la patience de jouer un rôle pendant des centaines de Msec. Tu t’es accroché à tes objectifs alors que tant d’autres avaient refait leur vie. Maintenant, tu parles d’attendre Trixia le temps qu’il faudra. Et je crois que tu attendrais… éternellement. Ezr, ne t’est-il jamais venu à l’idée qu’on n’a pas besoin du sida mental pour être Focalisé ? Il y a des gens qui peuvent faire une fixation tout seuls. Je suis bien placé pour le savoir ! Leur volonté est tellement forte – ou bien leur esprit est tellement rigide – qu’ils sont capables d’exclure tout ce qui est à l’extérieur de leur fixation principale. Cela, tu en avais besoin tout au long de la dictature de Nau et de Brughel. C’est ce qui t’a sauvé, et qui a contribué à assurer la survie du reste des Qeng Ho. Maintenant, réfléchis et reconnais le problème. N’enterre pas la vie qui te reste.
Ezr ravala sa salive. Il se souvint des théories des Émergents selon lesquelles la société dépendait depuis toujours de gens qui « n’avaient pas de vie ». Mais…
— Trixia Bonsol est un objectif tout ce qu’il y a de plus valable, Pham.
— Je te l’accorde. Mais tu envisages de payer un prix très élevé : attendre toute ta vie quelque chose qui risque de ne jamais se produire.
Il se tut, pencha la tête sur le côté.
— Dommage que tu ne sois pas Focalisé avec le virus des Émergents ; ça serait plus facile à corriger ! Tu es tellement obsédé par Trixia que tu ne vois même plus ce qui se passe autour de toi, ni les gens que tu blesses, ni la personne qui pourrait t’aimer.
— Euh… qui ça ?
— Réfléchis, Ezr ? Qui a réalisé le système stabilisateur de l’agglomérat ? Qui a persuadé Nau de lâcher un peu de lest ? Qui a rendu possibles l’assommoir de Benny et les industries bio de Gonle ? Et ce, en dépit de lavages de cerveau répétés ? Qui a sauvé ta peau au moment crucial ?