Il entendit le sourire dans sa voix. Leur communication était encryptée, or elle savait que lui n’était pas emphatiquement sécurisé à son extrémité de la liaison. Triland était un client – bientôt un associé dans la mission – mais il fallait qu’ils sachent exactement à quoi s’en tenir.
— Très bien. Ajoute sur la liste, si ça n’y figure pas déjà : « Nous, désirant avoir le meilleur équipage de spécialistes qui soit, exigeons que les programmes universitaires des Eaux et Forêts soient ouverts à tous ceux qui subissent nos tests avec succès, et non pas seulement aux héritiers des Premiers Colons. »
— Bien sûr…
Une seconde s’écoula, juste assez pour une volte-face.
— Seigneur, comment une chose pareille a-t-elle pu nous échapper ?
Elle nous a échappé parce que certains idiots sont très difficiles à sous-estimer.
Mille secondes plus tard, Cendrebasse montait à leur rencontre. Ils se trouvaient à environ trente degrés de latitude sud. Le territoire gelé et désolé qui s’étendait alentour ressemblait aux images du Triland équatorial d’avant l’Arrivée, cinq cents ans plus tôt, avant que les Premiers Colons commencent à taquiner les gaz à effet de serre et à édifier l’exquise structure que représente une écologie de terraformation.
Cendrebasse elle-même était située près du centre d’une extravagante tache noire, produit de siècles de combustibles pour fusées dits « nucléoniquement propres ». C’était le plus vaste spatioport à la surface de Triland, mais les récentes extensions de la ville étaient des zones de taudis aussi sordides que toutes les autres de la planète.
L’astronef enclencha ses turbines et survola péniblement la cité dans sa lente descente. Le soleil était très bas sur l’horizon, et la plupart des rues baignaient dans la pénombre. Mais, au fil des kilomètres, elles semblaient de plus en plus étroites. Des matériaux composites synthétisés cédaient la place à des cubes qui auraient pu jadis être des containers de marchandises. Sammy considéra ce spectacle d’un air sombre. Les Premiers Colons avaient œuvré des siècles durant pour créer un monde de toute beauté ; à présent, il leur explosait sous les pieds. Problème courant sur les planètes terraformées. Il existait au moins cinq méthodes raisonnablement indolores pour tempérer le succès final de la terraformation. Mais si les Premiers Colons et leurs « Eaux et Forêts » étaient disposés à n’en adopter aucune… eh bien, il se pourrait qu’il n’y ait plus de civilisation pour accueillir l’escadre à son retour. Tôt ou tard, il faudrait qu’il ait un entretien des plus sérieux avec les membres de la classe dirigeante.
Ses pensées furent ramenées au présent lorsque l’aéronef se laissa choir entre deux immeubles massifs. Sammy et ses nervis des Eaux et Forêts avancèrent au milieu de la neige à moitié gelée. Des piles de vêtements – des dons ? – entassées dans des cartons les accueillirent, éparpillées sur l’escalier de l’immeuble. Les nervis les contournèrent. Puis ils gravirent les marches et entrèrent.
Le gérant du Cimetière se faisait appeler Frère Song et il avait l’air vieux comme la mort.
— Bidwel Ducanh ?
Son regard dérapa nerveusement sur Sammy. Le frère Song ne put l’identifier, mais il reconnut les Eaux et Forêts.
— Bidwel Ducanh est mort depuis dix ans.
Il mentait. Il mentait.
Sammy prit une profonde inspiration et balaya du regard la pièce minable. Il se sentit soudain aussi dangereux qu’il en avait la réputation chez les pousse-baquets de l’escadre. Que Dieu me pardonne, mais je ferai n’importe quoi pour arracher la vérité à cet homme. Il se retourna vers le frère Song et essaya un sourire amical. Ça ne devait pas être très réussi : le vieil homme recula d’un pas.
— Un Cimetière est un lieu où les gens meurent, c’est bien ça, frère Song ?
— C’est un lieu où chacun vit jusqu’à la plénitude de son temps. Tout l’argent que les gens apportent nous sert à aider ceux qui arrivent.
Dans la perverse situation de Triland, le primitivisme du frère Song semblait atrocement raisonnable. Il aidait de son mieux les plus malades d’entre les plus pauvres.
Sammy leva la main.
— Je vous donnerai cent ans de budget pour chacun des Cimetières de votre ordre… si vous me conduisez à Bidwel Ducanh.
— Je…
Le frère Song recula encore d’un pas et se rassit lourdement. Il savait d’une manière ou d’une autre que Sammy avait les moyens de tenir sa promesse. Peut-être que… Mais le vieil homme leva les yeux sur Sammy avec une obstination désespérée dans le regard.
— Non. Bidwel Ducanh est mort depuis dix ans.
Sammy traversa la pièce, empoigna les bras du fauteuil où reposait le vieillard et approcha son visage tout près du sien.
— Tu as reconnu les gens que j’ai amenés avec moi. Crois-tu que si je leur en donne l’ordre ils ne vont pas démolir ton Cimetière pièce par pièce ? Crois-tu que si nous ne trouvons pas ce que je cherche ici nous n’allons pas faire la même chose dans tous les Cimetières de ton ordre, sur toute cette planète ?
Il était clair que le frère Song n’avait aucun doute là-dessus. Il connaissait les gens des Eaux et Forêts. Toutefois, l’espace d’un instant, Sammy craignit que Song résiste même à de pareilles menaces. Alors je ferai ce que j’ai à faire. Brusquement, le vieil homme sembla se ratatiner et se mit à pleurer sans bruit.
Sammy se releva et recula. Quelques secondes s’écoulèrent. Le vieil homme cessa de pleurer et se remit péniblement sur ses pieds. Il ne regarda pas Sammy, ne fit aucun geste ; il sortit simplement de la pièce en traînant les pieds.
Sammy et son entourage le suivirent. Ils descendirent un long couloir en file indienne. Et trouvèrent l’horreur. Elle n’était pas dans le chiche éclairage qui filtrait des luminaires détériorés, ni dans les dalles du plafond gorgées d’eau, ni dans le sol d’une saleté repoussante. Le long du couloir, des gens étaient assis sur des sofas ou des fauteuils roulants. Ils étaient assis et regardaient fixement… le néant. Sammy crut d’abord qu’ils portaient des afficheurs tête haute, que leur plan de vision se situait très loin, dans quelque imagerie consensuelle, peut-être. Après tout, certains étaient en train de parler, d’autres faisaient en permanence des gestes compliqués. Puis il remarqua que les écriteaux étaient peints à même les parois. Il n’y avait rien d’autre à voir que le matériau uni et craquelé des murs. Et les gens assis dans cette antichambre le voyaient à l’œil nu de leur regard absent.
Sammy emboîta le pas au frère Song. Le moine parlait tout seul, mais ses paroles avaient un sens. Il parlait de l’Homme :
— Bidwel Ducanh n’était pas un homme bon. Ce n’était pas quelqu’un qu’on pouvait aimer, même au début… surtout au début. Il disait qu’il avait été riche, mais il ne nous a rien apporté. Les trente premières années, quand j’étais jeune, il a travaillé plus dur que n’importe lequel d’entre nous. Il n’y avait pas de travail trop sale, de travail trop dur. Mais il disait du mal de tout le monde. Il se moquait de tout le monde. Il lui arrivait de veiller un malade la dernière nuit de sa vie et de faire ensuite des remarques méprisantes.
Le frère Song parlait au passé, mais, au bout de quelques secondes, Sammy se rendit compte qu’il n’était pas en train d’essayer de le convaincre de quoi que ce soit. Song ne se parlait même pas à lui-même. C’était comme s’il récitait la litanie funèbre de quelqu’un dont il savait qu’il mourrait très bientôt.