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Et puis un jour, plus par hasard que par calcul, Ezr tomba sur Benny près des sas véhiculaires du temp’. Ezr était seul. Ses assistants émergents contrôlaient de moins en moins ses allées et venues. Ils lui faisaient confiance ? Ils le filaient électroniquement ? Ils ne pouvaient pas s’imaginer qu’il puisse trahir ? Toutes ces possibilités étaient odieuses, mais c’était une bonne chose de ne plus les avoir sur le dos.

Benny était avec une petite équipe de Qeng Ho juste en dessous de la paroi extérieure du ballon. Si près des sas, il n’y avait pas de matelassage ; de temps à autre, les feux d’une navette projetaient au passage une lueur mouvante sur le tissu. L’équipe de Benny, dispersée sur toute la paroi, s’affairait sur les accès nodaux des automatismes d’approche. Le contremaître émergent était à l’autre bout de l’espace libre.

Ezr sortit en vol plané du tunnel radial, aperçut Benny Wen et le rejoignit facilement en ricochant sur la paroi.

Benny leva les yeux de son travail et inclina courtoisement la tête.

— Administrateur ?

Cette politesse de pure forme était devenue une habitude, mais elle faisait toujours aussi mal qu’un coup de pied au visage.

— Salut, Benny. Co… comment ça se passe pour toi ?

Wen jeta un coup d’œil plongeant tout au fond du volume, en direction du contremaître. Avec sa tenue de travail grise et sévère, l’Émergent détonnait vraiment au milieu de l’individualisme exubérant de la plupart des Qeng Ho. Il parlait haut à trois des ouvriers, mais, à cette distance, ses paroles étaient étouffées par le tissu du ballon. Benny se retourna vers Ezr et haussa les épaules.

— Oh ! très bien. Tu sais ce que nous sommes en train de faire ici ?

— Remplacer les entrées télécom.

L’un des premiers gestes des Émergents avait été de confisquer tous les afficheurs tête haute. Les ATH et l’électronique de capture des données qui allait avec étaient les instruments traditionnels de la liberté.

Wen rit doucement, sans quitter le contremaître des yeux.

— Et dès le premier jour, Ezr, mon vieux pote. Tu vois, nos nouveaux, euh… employeurs ont un problème. Ils ont besoin de nos vaisseaux. Ils ont besoin de notre matériel. Mais rien de tout ça ne fonctionnera sans notre automatisation. Et ils ne peuvent pas lui faire confiance.

Toutes les machines fonctionnelles avaient des contrôleurs incorporés. Et, bien sûr, ces contrôleurs étaient reliés en réseau par la colle invisible du réseau local de l’escadre qui veillait à ce que tout fonctionne de manière cohérente.

Développés au fil des millénaires, les logiciels de ce système avaient été affinés par les Qeng Ho pendant des siècles. Si on les détruisait, l’escadre ne serait guère plus qu’un tas de ferraille. Mais comment un conquérant pourrait-il faire confiance à ce que tous ces siècles avaient construit ? Dans la plupart des situations, le matériel du perdant était carrément détruit. Mais, comme l’avait reconnu Tomas Nau, personne ne pouvait plus se permettre de perdre encore des ressources.

— Leurs propres équipes sont en train de s’occuper de tous les nœuds d’accès. Pas seulement ici, mais sur tous les vaisseaux survivants. Ils sont en train de les rééquiper, morceau par morceau.

— Ils ne peuvent pas les remplacer intégralement.

Espérons-le. Les pires tyrannies étaient celles où le gouvernement exigeait sa propre logique dans chaque nœud incorporé.

— Tu serais surpris de voir ce qu’ils remplacent. Je les ai vus à l’œuvre. Leurs informaticiens sont… bizarres. Ils ont récupéré dans le système des trucs dont j’ignorais l’existence.

Benny haussa les épaules.

— Mais tu as raison, ils ne touchent pas au plus bas niveau du matériel incorporé. C’est essentiellement la logique E/S qui se fait éjecter. En échange, on reçoit des interfaces toutes neuves.

Le visage de Benny se tordit en un mince sourire. Il tira de sa ceinture un objet oblong en plastique noir. Une sorte de clavier.

— C’est le seul truc dont on va se servir pendant un bout de temps.

— Mon Dieu, ça a l’air archaïque.

— C’est simple, pas archaïque. Je crois que c’est seulement des systèmes de secours que les Émergents laissaient flotter au cas où.

Benny regarda à nouveau en direction du contremaître.

— L’important, c’est que les circuits télécom à l’intérieur de ces boîtiers soient connus des Émergents. Si on y touche, il y aura des alertes répercutées sur le réseau local. En principe, ils peuvent filtrer tout ce qu’on fait.

Benny examina le boîtier, le soupesa. Benny était un apprenti parmi tant d’autres, comme Ezr. Il n’était pas tellement plus doué qu’Ezr pour la technique, mais il avait le chic pour dégotter des combines astucieuses.

— Bizarre. Ce que j’ai vu de la technologie émergente avait l’air plutôt quelconque. N’empêche que ces mecs ont vraiment l’intention de tout récupérer et de tout surveiller. Il y a un je ne sais quoi de louche dans leur automatisation.

C’était presque comme s’il parlait tout seul.

Sur la paroi derrière lui, une lumière grossit, se déplaça un peu latéralement. Une navette approchait du poste d’arrimage. La lumière glissa sur la courbure de la paroi et, une seconde plus tard, il y eut un tchunk assourdi. Des vaguelettes concentriques ébranlèrent le tissu autour du cylindre d’arrimage. Les pompes du sas se mirent en marche. Ici, leur plainte stridente était plus forte qu’à l’entrée du sas lui-même. Ezr hésita. Le bruit était suffisant pour empêcher le contremaître d’écouter leur conversation. Ouais, et n’importe quel micro de surveillance pourrait nous entendre derrière ce boucan mieux que nos propres oreilles. Lorsqu’il parla, ce ne fut donc pas sur un ton de conspirateur, mais très haut par-dessus le vacarme des pompes.

— Benny, il s’est passé des tas de choses. Je veux seulement que tu saches que je n’ai pas changé. Je ne suis pas…

Je ne suis pas un traître, merde !

L’expression de Benny resta un instant opaque… puis, tout à coup, il sourit.

— Je sais, Ezr. Je sais.

Benny le conduisit le long de la paroi dans la direction générale du reste de son équipe.

— Laisse-moi te montrer les autres trucs qu’on est en train de faire.

Ezr suivit Benny tandis qu’il lui montrait ceci, cela, décrivait les modifications que les Émergents apportaient aux protocoles d’arrimage. Et, soudain, il comprit un peu mieux le principe du jeu. L’ennemi a besoin de nous, compte nous faire trimer pendant des années. On peut se dire des tas de choses. Ils ne vont pas nous tuer pour avoir échangé des informations qui nous permettent d’exécuter le travail qu’ils nous demandent. Ils ne vont pas nous tuer pour avoir essayé de comprendre ce qui se passe.

Le gémissement des pompes cessa. Quelque part au-delà du plastique de l’alvéole d’arrimage, des gens et une cargaison devaient débarquer.

Wen s’approcha du panneau ouvert d’une canalisation de service.

— Ils amènent pas mal de monde de chez eux, il paraît.

— Oui, quatre cents, peut-être plus.

Ce temp’ n’était que quelques ballons, gonflés quelques Msec plus tôt, lors de l’arrivée de l’escadre. Il était toutefois assez vaste pour tous les équipages qui y avaient été rangés sous forme de cadavres congelés pendant les cinquante années-lumière du trajet depuis Triland. C’était alors trois mille personnes. Le temp’ n’en contenait à présent que trois cents.

Benny leva les yeux au ciel.