— Et puis les années ont passé et, comme tous les autres membres de notre communauté, il pouvait de moins en moins se rendre utile. Il parlait de ses ennemis, disait comment ils le tueraient si jamais ils le retrouvaient. Il nous a ri au nez lorsque nous lui avons promis de le cacher. À la fin, il ne lui est resté que sa méchanceté – et ce, sans la parole.
Le frère Song s’arrêta devant une porte imposante. Elle était surmontée d’un écriteau fleuri et audacieux : SOLARIUM.
— Ducanh sera celui qui observe le coucher du soleil.
Mais le moine n’ouvrit pas la porte. Il s’immobilisa, la tête baissée, sans empêcher tout à fait le passage.
Sammy commença à le contourner, puis s’arrêta et dit :
— Le paiement dont j’ai parlé… sera viré sur le compte de votre ordre.
Le vieil homme ne leva pas les yeux sur lui. Il cracha sur la veste de Sammy puis repartit dans le couloir en bousculant les forestiers.
Sammy se retourna et tira sur le verrou mécanique de la porte.
— Monsieur ?
C’était le commissaire à la Sécurité urbaine. Le flic-bureaucrate s’approcha et lui parla doucement.
— Hum… nous vous avons escorté contre notre gré, monsieur. Vous auriez dû emmener vos hommes à vous.
Hein ?
— Je suis d’accord, commissaire. Alors, pourquoi ne pas m’avoir laissé les emmener ?
— L’ordre ne venait pas de moi. Je crois qu’on s’imaginait que des gardes forestiers seraient plus discrets.
Le flic détourna les yeux.
— Écoutez, commandant. Nous savons que vous autres Qeng Ho avez la rancune tenace.
Sammy acquiesça, bien que la remarque s’appliquât plus aux civilisations Clientes qu’aux individus.
Finalement, le flic le regarda dans les yeux.
— D’accord. Nous avons coopéré. Nous avons veillé à ce qu’aucun écho de vos investigations ne puisse remonter jusqu’à votre… cible. Mais nous n’allons pas liquider ce type pour vous. Nous allons fermer les yeux ; nous n’allons pas vous mettre des bâtons dans les roues. Mais ne comptez pas sur moi pour lui régler son compte.
— Ah.
Sammy essaya d’imaginer où ce personnage pouvait bien se situer dans le panthéon des bons et des méchants.
— Eh bien, commissaire, vous me laissez le champ libre ; je n’en demande pas plus. Je peux régler cette affaire moi-même.
Le flic acquiesça d’un mouvement raide de la tête. Il s’écarta et ne suivit pas Sammy lorsque celui-ci ouvrit la porte conduisant au « solarium ».
L’air était froid et vicié – un progrès sur l’humidité fétide du couloir. Sammy descendit un escalier sombre. Il était encore à couvert, mais de justesse. Ça avait jadis été une entrée extérieure aboutissant à la rue. Elle était à présent emmurée par des feuilles de plastique qui créaient une manière de patio abrité.
Et s’il est comme les débris dans le couloir ? Ils lui rappelaient ces gens qui vivaient au-delà des ressources du soutien médical. Ou les victimes d’un protocole expérimental insensé. Leur esprit était mort, pulvérisé. C’était là une fin qu’il n’avait jamais sérieusement envisagée, mais maintenant…
Sammy arriva en bas de l’escalier. La promesse du jour était au coin de la rue. Il s’essuya la bouche d’un revers de main et resta un long moment immobile.
Vas-y. Sammy avança et entra dans une vaste salle. Elle semblait faire partie du parking, mais elle était tendue de feuilles plastiques semi-opaques. Il n’y avait pas de chauffage, des courants d’air chuchotaient par des fentes du plastique. Quelques formes massivement emmitouflées étaient dispersées sur des sièges dans l’espace dégagé. Elles ne regardaient dans aucune direction particulière ; certaines fixaient la pierre grise du mur extérieur.
Tout cela impressionna à peine Sammy. À l’autre bout de la salle, un faisceau de lumière solaire rasante tombait obliquement par un trou ou une zone transparente du toit. Une personne – une seule – s’était arrangée pour s’asseoir au milieu de cette clarté.
Sammy traversa lentement la pièce sans jamais quitter des yeux la silhouette assise dans la lumière rouge et or du couchant. Le faciès montrait une similitude raciale avec les Familles Qeng Ho de haute lignée, mais ce n’était pas celui dont Sammy avait gardé le souvenir. Aucune importance. L’Homme devait avoir depuis longtemps changé de visage. En plus, Sammy avait dans sa poche un compteur d’ADN et une copie de l’authentique code ADN de l’Homme.
Il était enveloppé de couvertures et portait un épais bonnet en laine. Il ne bougeait pas, mais donnait l’impression de regarder quelque chose – de regarder le coucher de soleil. C’est lui. Cette conviction lui vint sans la moindre pensée rationnelle, telle une vague d’émotion déferlant sur lui. Incomplet, peut-être, mais c’est lui quand même.
Sammy s’empara d’une chaise libre et s’assit en face de la silhouette illuminée. Cent secondes s’écoulèrent. Deux cents. Les derniers rayons du soleil déclinaient. Le regard de l’Homme était sans expression, mais il réagit à la fraîcheur sur son visage. Sa tête bougea, comme s’il cherchait quelque chose, et il sembla remarquer son visiteur. Sammy pivota afin que son visage soit éclairé par le ciel crépusculaire. Une lueur s’alluma dans les yeux de l’autre – la perplexité, des souvenirs remontant des profondeurs du temps. Brusquement, les mains de l’Homme jaillirent de dessous ses couvertures et se tordirent comme des griffes sous le nez de Sammy.
— Toi !
— Oui, monsieur. Moi.
Huit siècles de recherche avaient trouvé leur terme.
L’Homme remua, mal l’aise dans son fauteuil roulant, et rajusta ses couvertures. Il demeura quelques secondes silencieux, puis dit enfin, d’une voix haletante :
— Je savais que… les gens de ton… espèce continueraient de me rechercher. J’ai financé cette foutue secte de Saint-Texup, mais je savais depuis le début que ça ne suffirait pas.
Il changea encore de position dans son fauteuil. Il y avait dans ses yeux un éclat que Sammy ne lui avait jamais connu autrefois.
— Pas la peine de me faire un dessin. Chaque Famille a dû y mettre un peu du sien. Je parie que sur chaque vaisseau Qeng Ho il y a un membre d’équipage chargé de me guetter.
Il n’avait aucune idée de la recherche qui l’avait finalement débusqué.
— Nous ne vous voulons aucun mal, monsieur.
L’Homme eut un rire râpeux. Il ne contestait rien, mais ne voulait certainement pas croire à sa malchance.
— C’est bien ma veine que ce soit toi qu’ils ont envoyé en mission sur Triland. Toi qui es assez intelligent pour me retrouver. Ils n’ont pas été très généreux avec toi, Sammy. Tu devrais être commandant d’escadre – au moins – et pas tueur à gages de seconde zone.
Il remua encore une fois, tendit la main comme pour se gratter le cul. Qu’est-ce qu’il a ? Des hémorroïdes ? Un cancer ? Bon Dieu, je parie qu’il est assis sur une arme de poing. Il se prépare depuis des années, et voilà que l’objet est empêtré dans les couvertures.
Sammy se pencha, en auditeur sérieux. L’Homme le faisait marcher. Très bien. Peut-être qu’autrement il ne parlerait pas du tout.
— Alors, nous avons finalement eu de la chance, monsieur. Moi, j’ai deviné que vous viendriez ici, à cause de l’étoile MarcheArrêt.
Le vieillard cessa un instant de sonder en douce les couvertures. Un sourire méprisant passa fugitivement sur son visage.