— Elle n’est qu’à cinquante années-lumière d’ici, Sammy. L’énigme astrophysique la plus proche de l’Espace Humain. Et vous autres merveilleux Qeng Ho sans couilles ne l’avez jamais visitée. Le sacro-saint profit, il n’y a que ça pour passionner les gens de ton espèce.
Il agita la main droite comme pour signifier son indulgence tandis que la gauche s’enfonçait plus profondément dans les couvertures.
— Oui mais, la race humaine tout entière n’est pas plus brillante. Huit mille ans d’observations au télescope et deux survols ratés, c’est tout le mérite qu’on peut lui attribuer… Je me suis dit que peut-être, en étant aussi près que ça, je pourrais monter une mission habitée. Peut-être que je trouverais quelque chose là-bas, un avantage quelconque. Et puis, quand je suis revenu…
Ses yeux avaient retrouvé leur bizarre éclat. Il avait rêvé si longtemps ce rêve impossible qu’il en avait été consumé. Et Sammy comprit que l’Homme n’était pas un fragment de lui-même. Il était fou, tout simplement.
Mais les dettes qu’on doit à un fou sont quand même des dettes bien réelles.
Sammy se pencha un peu plus près.
— Vous auriez pu réussir. Je crois savoir qu’un vaisseau interstellaire a passé par ici à l’époque où « Bidwel Ducanh » était au summum de son influence.
— C’était des Qeng Ho. J’emmerde les Qeng Ho ! Je me suis lavé les mains de ceux de votre race.
Son bras gauche ne cherchait plus. L’Homme avait apparemment retrouvé son arme.
Sammy tendit la main et toucha légèrement les couvertures qui cachaient le bras gauche de l’autre. Ce n’était pas un geste coercitif, mais un simple constat… et une manière de le prier d’attendre encore un instant.
— Pham. Il y a maintenant des raisons pour aller sur MarcheArrêt. Même d’un point de vue Qeng Ho.
— Quoi ?
Sammy ne pouvait dire si c’était le contact de sa main, ou ses paroles, ou le nom tu depuis si longtemps – mais quelque chose attira brièvement l’attention du vieillard.
— Il y a trois ans, pendant que nous étions encore en train d’approcher, les Trilandiens ont capté des émissions en provenance des parages de l’étoile MarcheArrêt. C’était de la radio à étincelle, comme une civilisation déchue pourrait en inventer si elle avait totalement perdu son histoire technologique. Nous avons déployé nos parcs d’antennes et procédé nous-mêmes à l’analyse des signaux. Ces émissions s’apparentent au code Morse manuel, à ceci près que des mains humaines et des réflexes humains n’atteindraient jamais tout à fait cette cadence.
La bouche du vieillard s’ouvrit et se ferma mais sans émettre de sons pendant un moment.
— Impossible, finit-il par dire d’une voix très faible.
Sammy se sentit sourire.
— C’est étrange de vous entendre prononcer ce mot, monsieur.
Nouveau silence. La tête de l’Homme s’inclina.
— Le gros lot. Je l’ai raté de soixante ans exactement. Et toi, en me pourchassant jusqu’ici… tu vas ramasser tout le paquet.
Son bras était encore caché, mais il s’était effondré sur son fauteuil, la tête en avant, vaincu par sa vision intérieure de la défaite.
— Monsieur, certains d’entre nous – et pas seulement quelques-uns – vous ont cherché. Vous vous êtes rendu pratiquement introuvable, et puis il y a toutes les raisons habituelles de garder ces recherches secrètes. Mais nous n’avons jamais voulu vous faire du mal. Nous voulions vous retrouver pour…
Pour faire amende honorable ? Pour implorer votre pardon ? Sammy ne pouvait pas prononcer ces mots, et ils n’étaient pas tout à fait conformes à la vérité. Après tout, l’Homme s’était trompé. Alors, parlons au présent :
— Vous nous obligeriez si vous vouliez venir avec nous… sur l’étoile MarcheArrêt.
— Jamais. Je ne suis pas un Qeng Ho.
Sammy suivait toujours de près la progression de ses vaisseaux. Et juste à ce moment… Bon, ça valait la peine d’essayer.
— Je ne suis pas venu sur Triland à bord d’un autonome, monsieur. J’ai une escadre.
Le menton de l’autre se releva d’un millimètre.
— Une escadre ?
Le vieux réflexe de curiosité n’était pas tout à fait mort.
— Les vaisseaux sont en cours d’amarrage, mais ils devraient déjà être visibles depuis Cendrebasse. Voudriez-vous les voir ?
Le vieillard se contenta de hausser les épaules, mais ses deux mains étaient désormais à découvert et reposaient sur ses genoux.
— Laissez-moi vous les montrer.
Une embrasure était grossièrement découpée dans le plastique quelques mètres plus loin. Sammy se leva et se mit à pousser lentement le fauteuil roulant. Le vieillard ne protesta pas.
Dehors, il faisait froid, au-dessous de zéro, sans doute. Les couleurs du couchant flottaient au-dessus des toits devant lui, mais le seul indice d’une chaleur diurne était la neige fondue et glaciale qui éclaboussait ses chaussures. Il continua de pousser le fauteuil, traversant le parking à la recherche d’un emplacement qui leur offrirait une échappée vers l’ouest. Le vieillard regardait vaguement autour de lui. Je me demande depuis combien de temps il n’est pas sorti.
— Sammy, il ne t’est jamais venu à l’esprit que d’autres gens pourraient s’inviter à cette réception ?
— Monsieur ?
Ils étaient seuls dans le parking.
— Il y a des mondes colonisés par les humains plus proches de l’étoile MarcheArrêt que nous.
Une réception ? Ah oui.
— Exact, monsieur. Nous actualisons nos procédures d’écoute dans leur direction.
Trois belles planètes dans un système stellaire triple, et ressorties de la barbarie depuis quelques siècles.
— Ils se font appeler les « Émergents », maintenant. Nous ne leur avons jamais rendu visite, monsieur. Dans la meilleure hypothèse, il s’agit d’une sorte de tyrannie, d’un peuple d’une haute technologie mais très fermé, très centré sur lui-même.
Le vieillard grogna.
— Je m’en fous de savoir si ces salauds sont centrés ou non. On est sur un truc qui pourrait… réveiller les morts. Emporte des canons, des fusées et des nucléaires, Sammy. Tout un stock de nucléaires.
— Oui, monsieur.
Sammy poussa le fauteuil roulant jusqu’au bord du parking. Dans ses ATH, il voyait ses vaisseaux grimper lentement dans le ciel, encore dissimulés à l’œil nu par l’immeuble le plus proche.
— Plus que quatre cents secondes, monsieur, et vous allez les voir sortir derrière le toit, par là.
Et d’ajouter le geste à la parole.
Le vieillard ne répondit pas ; il regardait quand même plus ou moins vers le haut. Il y avait le trafic aérien habituel et les navettes du spatioport de Cendrebasse. Le soir baignait encore dans un lumineux crépuscule, mais une demi-douzaine de satellites étaient visibles à l’œil nu. À l’ouest, une minuscule lueur rouge clignotait à une cadence indiquant qu’il s’agissait d’une icône dans les ATH de Sammy et non un objet visible. C’était son repère pour l’étoile MarcheArrêt. Sammy contempla un instant le point lumineux. Même la nuit, loin des lumières de Cendrebasse, MarcheArrêt serait juste au-dessous du seuil de visibilité. Dans une modeste lunette, en revanche, elle ressemblait à une type G normale… pour l’instant. Dans quelques années, pas plus, elle ne serait détectable que par les batteries de télescopes. Quand mon escadre arrivera là-haut, l’étoile sera restée éteinte pendant deux siècles… et elle sera presque parée pour sa prochaine renaissance.
Sammy mit un genou à terre à côté du fauteuil sans se soucier du froid envahissant de la neige fondue.