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Ce n’était que trop vrai, bien que la plupart des membres de l’équipage aient des personnalités bien moins remarquables que Ritser Brughel. Comme Ritser, ils étaient bloqués dans un cul-de-sac long de plusieurs décennies dans lequel ni famille ni enfants n’étaient envisageables. C’était une situation dangereuse, que Nau ne devrait pas négliger. Mais la plupart des gens ordinaires n’auraient pas de mal à maintenir des relations ou à en trouver d’autres : il y avait presque deux mille non-Focalisés ici. Les pulsions de Ritser seraient plus dures à satisfaire. Ritser usait les gens jusqu’à la corde, et il ne lui en restait plus beaucoup maintenant.

— Il y a encore la perspective du trésor – c’était peut-être tout ce que nous avions espéré. Mater les Qeng Ho a failli nous coûter la vie, mais nous sommes en train d’apprendre leurs secrets. Et vous étiez présent à la dernière commission de gestion des Veilles : nous avons découvert une physique que même les Qeng Ho ignoraient. Le meilleur reste encore à venir, Ritser. Les Araignées sont encore primitives, mais la vie n’aurait guère pu naître ici : ce système solaire est carrément trop extrême. Nous ne sommes pas la première espèce à venir fureter dans les parages. Imaginez un peu, Ritser : une civilisation spationavigante non humaine. Ses secrets sont là-bas chez les Araignées, quelque part dans les ruines de leur passé.

Il guida son Vice-Subrécargue jusqu’au bout des alignements de cercueils et ils repartirent en sens inverse dans la deuxième allée. L’affichage tête haute était au vert partout, même si, comme d’habitude, les cercueils émergents montraient une usure élevée. Il soupira. Dans quelques années, ils n’auraient peut-être plus assez de cercueils utilisables pour maintenir un tableau de Veille confortable. Par ses propres moyens, une escadre interstellaire ne pouvait en construire une autre, ni même s’approvisionner indéfiniment en fournitures de haute technologie. C’était un vieux, un très vieux problème : pour fabriquer les produits technologiques les plus avancés, vous avez besoin de toute une civilisation – une civilisation avec ses réseaux de compétence et des couches d’industrie capitaliste. Il n’existait pas de raccourcis : l’Humanité avait souvent imaginé un assembleur universel – sans jamais le créer.

Ritser semblait à présent calmé, sa colère désespérée remplacée par la réflexion.

— C’est ça. On sacrifie pas mal de choses, mais, à la fin, on rentre avec le gros lot. Je peux tenir le coup aussi bien que les autres. Mais, tout de même… pourquoi faudrait-il que ça prenne si longtemps ? On devrait débarquer sur quelque royaume araignée et, hop, nous emparer…

— Elles viennent tout juste de réinventer l’électronique, Ritser. Il nous faut plus de…

Le Vice-Subrécargue secoua la tête impatiemment.

— Oui, oui. Évidemment. On a besoin d’une base industrielle solide. Je connais le problème mieux que vous, probablement : j’ai été Subrécargue aux Chantiers spatiaux L-Orbital. Il faudrait rien de moins qu’une reconstruction majeure pour sauver notre peau. Mais je ne vois toujours pas pourquoi on resterait planqués ici en L1. Si on occupait une nation araignée quelconque – ou si on faisait seulement semblant de s’allier avec, peut-être – ça pourrait nous faire gagner du temps.

— C’est exact, mais le vrai problème, c’est d’arriver à tout contrôler. Vous savez que j’ai participé à la conquête de Gaspr. Au début de la post-conquête, en fait : si j’avais été avec la première escadre, je serais riche à millions, maintenant.

Nau laissa l’envie transparaître dans sa voix ; c’était une vision que Brughel comprendrait. Avec Gaspr, ils avaient vraiment décroché le gros lot.

— Seigneur, ce que cette première escadre a réussi à faire ! C’était juste deux vaisseaux, Ritser ! Imaginez un peu. Ils n’avaient que cinq cents zombies – moins que nous actuellement. Mais ils ont attendu dans l’ombre, et lorsque Gaspr est parvenue à nouveau à l’Ère de l’information, ils ont contrôlé tous les systèmes de données de la planète. Ils n’ont eu qu’à se baisser pour ramasser le butin !

Nau secoua la tête comme pour refouler cette vision.

— Oui. Nous pourrions essayer d’attaquer les Araignées dès maintenant. Ça pourrait nous faire gagner du temps. Mais ce serait du bluff de notre part, et à forte dose, devant des extraterrestres que nous ne comprenons pas. Si nous nous trompions dans nos calculs, si nous étions piégés dans une guérilla, nous pourrions très vite nous en mordre les doigts… Nous « gagnerions » probablement, mais trente ans d’attente pourraient en devenir cinq cents. Il y a un précédent pour cette sorte d’échec, Ritser, bien qu’il ne soit pas tiré de nos Années Fléaux. Connaissez-vous l’histoire de Canberra ?

Brughel haussa les épaules. Canberra était peut-être la plus puissante civilisation de l’Espace Humain, mais elle était trop loin pour l’intéresser. Comme bien des Émergents, Brughel ne se sentait guère concerné par l’univers extérieur.

— Il y a trois mille ans, Canberra était un monde médiéval. La colonie originelle était retombée dans la sauvagerie à coups de bombes atomiques, comme sur Gaspr – à cette différence près que les Canberriens n’avaient même pas commencé à remonter la pente. Une petite escadre Qeng Ho passa par là ; à la suite de quelque stupide malentendu, les Qeng Ho crurent que les Canberriens avaient encore une civilisation rentable. Ce fut la première grosse erreur des Fourgueurs. La deuxième, ce fut de rester sur place ; ils essayèrent de commercer avec les Canberriens dans l’état où ils étaient. Les Qeng Ho avaient toute la puissance, ils pouvaient obliger les sociétés primitives de Canberra à faire ce qu’ils voulaient.

Brughel grogna.

— Je vois comment ça va tourner. Mais les indigènes ont l’air beaucoup plus arriérés que ce qu’on a en face de nous.

— Oui, mais c’étaient des humains. Et les Qeng Ho disposaient de bien meilleures ressources. Quoi qu’il en soit, ils ont fait alliance avec les Canberriens. Ils ont poussé la technologie locale aussi loin qu’ils l’ont pu. Ils ont entrepris de conquérir la planète. Et, de fait, ils y sont parvenus. Mais ils se sont usés à chaque étape. L’équipage d’origine a terminé ses jours dans des châteaux en pierre. Ils n’avaient même plus de cryostase. La civilisation hybride de Fourgueurs et d’indigènes a fini par devenir très avancée et très puissante – mais c’était trop tard pour les originaux.

Le Subrécargue et son adjoint étaient presque revenus à l’entrée principale. Brughel flottait devant ; il tourna lentement, si bien qu’il toucha le mur comme un plancher, les pieds les premiers. Il leva résolument les yeux vers Nau qui s’approchait.

Nau reprit contact, laissant le crampofeutre de ses bottes empêcher son rebond.

— Réfléchissez à ce que j’ai dit, Ritser. Notre Exil ici est réellement nécessaire, et la récompense sera aussi grosse que tout ce que vous avez jamais pu imaginer. En attendant, travaillons sur ce qui vous cause du souci. Un Subrécargue ne devrait pas être obligé de souffrir.

L’homme adressa à son aîné un regard de surprise et de gratitude.

— Merci, monsieur. Un peu d’aide de temps en temps, c’est tout ce qu’il me faut.

Ils s’entretinrent encore quelques instants afin de mettre au point les indispensables compromis.

En revenant du Suivire, Tomas eut le temps de réfléchir. Vu depuis sa navette, l’agglomérat était une masse scintillante noyée dans un ciel tavelé par les formes irrégulières des temp’s, des entrepôts et des vaisseaux spatiaux en orbite autour des astéroïdes. Ici, pendant l’InterVeille, il ne voyait aucune trace de mouvement humain. Même les équipes de Qiwi étaient invisibles, probablement sur la face non éclairée de l’agglomérat. Loin au-delà des montagnes de diamant, Arachnia flottait dans son glorieux isolement. Aujourd’hui, il y avait des portions de ciel dégagé au-dessus de son vaste océan. La zone de convergence tropicale tranchait clairement sur le bleu. Le monde des Araignées ressemblait de plus en plus à l’archétype de la Terre Mère : la planète qu’on ne rencontrait qu’une fois sur mille et où les Humains pouvaient débarquer et prospérer. Elle continuerait de ressembler au paradis pendant une trentaine d’années encore – jusqu’à ce que son soleil s’éteigne à nouveau. Et elle sera déjà en notre possession.