À l’intérieur, c’était le début de l’opulence. L’effet global était une sorte de classicisme à dose modérée, comme dans les premiers habitats du Système solaire avant que la technique des systèmes de survie soit bien maîtrisée. Les Émergents étaient les maîtres du tissu et de la céramique, même si Ezr subodorait que les bio-arts étaient inexistants. Rideaux et mobilier contribuaient à masquer la courbure du plancher. La brise de ventilation silencieuse était juste assez forte pour donner l’impression d’un espace aéré et sans limites. Pas de fenêtres, pas même de vues à rotation compensée. Là où les parois étaient visibles, elles étaient recouvertes d’une décoration manuelle complexe (des peintures à l’huile ?). Leurs vives couleurs luisaient même dans la pénombre. Il savait que Trixia voulait les regarder de plus près. Elle soutenait que l’art indigène révélait l’essence d’une culture encore mieux que sa langue.
Vinh se retourna vers Trixia et lui adressa un sourire. Elle en comprendrait le sens, qui échapperait peut-être aux Émergents. Ezr aurait donné n’importe quoi pour posséder la cordialité apparente du commandant Park, là-bas à la table d’honneur, en train de s’entretenir ô combien aimablement avec son homologue émergent Tomas Nau. On aurait dit deux vieux camarades de classe. Vinh se cala dans son siège, prêtant moins attention au sens des paroles qu’à l’attitude des locuteurs.
Tous les Émergents n’étaient pas des personnages souriants et loquaces. La rousse à la table d’honneur, à quelques places seulement de Tomas Nau, par exemple : on la lui avait présentée, mais Vinh ne pouvait se rappeler son nom. Hormis le scintillement d’un collier en argent, sa mise était quelconque, sévère, même. Elle était mince, d’un âge indéterminé. Sa chevelure rousse aurait pu être une parure conçue pour cette soirée, mais sa peau non pigmentée aurait été plus difficile à simuler. Elle était d’une beauté exotique, si on ignorait la gaucherie de son maintien, le pli dur de sa bouche. Elle parcourait les tables du regard, mais elle aurait très bien pu être seule. Vinh remarqua que leurs hôtes n’avaient placé aucun invité à côté d’elle. Facétieuse, Trixia traitait souvent Vinh de coureur de femmes, ne serait-ce qu’en imagination. Mais pour Ezr Vinh, cette étrange dame aurait été plus une créature de cauchemar que la vedette d’un fantasme agréable.
En face d’eux, à la table d’honneur, Tomas Nau s’était levé. Le silence tomba sur les Émergents et sur tous les Négociants – sauf ceux trop absorbés dans leurs pensées.
— C’est l’heure des toasts à l’amitié interstellaire, marmonna Ezr.
Bonsol le poussa du coude, concentrant ostensiblement son attention sur la table d’honneur. Il la sentit étouffer un rire lorsque le chef des Émergents commença ainsi son discours :
— Mes amis, nous sommes tous très loin de chez nous.
Il balaya le vide d’un geste ample qui sembla englober l’espace au-delà des parois de la salle du banquet.
— Nous avons les uns comme les autres commis des erreurs potentiellement graves. Nous savions que ce système stellaire est bizarre.
Imaginez une étoile si radicalement variable qu’elle s’éteint presque complètement pendant deux cent quinze ans tous les deux cent cinquante ans.
— Au fil des millénaires, les astrophysiciens de plus d’une civilisation ont essayé de convaincre leurs gouvernements d’envoyer une expédition dans ces parages.
Il s’arrêta, sourit.
— Évidemment, jusqu’à notre ère, c’était financièrement au-delà des moyens du Royaume Humain. Mais aujourd’hui, c’est l’objectif simultané de deux expéditions humaines.
Sourires à la ronde ; et tous de penser : Quelle foutue malchance !
— Bien sûr, il y a un motif qui rend cette coïncidence vraisemblable. Il n’y avait par le passé aucun besoin urgent d’une expédition de cette sorte. Maintenant, nous avons tous une raison : la race que vous appelez les Araignées. La troisième forme de vie intelligente non humaine jamais découverte.
Et dans un système planétaire aussi désolé que celui-ci, il était invraisemblable que pareille vie ait accédé naturellement à l’existence. Les Araignées elles-mêmes devaient être les descendants de navigateurs interstellaires non humains – quelque chose que l’Humanité n’avait jamais rencontré. Ce pouvait être le plus grand trésor que les Qeng Ho aient jamais trouvé, et ce, d’autant plus que la civilisation actuelle des Araignées avait récemment redécouvert la radio. Elle devait être aussi inoffensive et docile que n’importe quelle civilisation humaine déchue.
Nau émit un gloussement faussement modeste et regarda vers le commandant Park.
— Jusqu’à une date récente, je n’avais pas saisi à quel point nos forces et faiblesses, nos erreurs et intuitions se complétaient à la perfection. Vous êtes venus de beaucoup plus loin, mais sur des vaisseaux très rapides déjà construits. Nous sommes venus de plus près, mais avons pris le temps d’emporter une charge beaucoup plus importante. Nous avons les uns comme les autres apprécié correctement la plupart des données.
Depuis que l’Humanité avait accédé à l’espace, des batteries de télescopes n’avaient cessé d’observer l’étoile MarcheArrêt. On savait depuis des siècles qu’une planète de la taille de la Terre et dont la signature chimique indiquait la présence de la vie tournait autour de l’étoile. Si MarcheArrêt avait été une étoile normale, cette planète aurait pu être un monde tout à fait agréable et non la boule de neige gelée qu’elle était la plupart du temps. Il n’y avait pas d’autres corps planétaires dans le système de MarcheArrêt, et les premiers astronomes avaient confirmé que l’unique planète du système était dépourvue de tout satellite. Pas d’autres planètes terrestres, pas de géantes gazeuses, pas d’astéroïdes… et pas de nuage cométaire. L’étoile MarcheArrêt faisait le vide autour d’elle. Ça n’avait rien d’étonnant de la part d’une variable au cycle catastrophique – et MarcheArrêt avait certainement dû être explosive dans le passé – mais alors, comment cette planète unique avait-elle pu survivre ? C’était l’une des énigmes de ce lieu.
Tout cela était connu, et on s’était préparé en conséquence. L’escadre du commandant Park avait consacré son bref séjour dans les parages à inventorier frénétiquement le système et à extraire de la planète congelée quelques kilotonnes de substances volatiles. En fait, on avait découvert quatre rochers dans le système, qu’on pouvait, dans un accès de générosité, qualifier d’astéroïdes. C’était des objets insolites, dont le plus gros avait environ deux kilomètres de longueur. Ils étaient en diamant massif. Les scientifiques trilandiens faillirent en venir aux mains en tentant d’élucider ce mystère.
Mais on ne peut pas manger des diamants, pas à l’état brut, en tout cas. Sans la mixture habituelle de substances volatiles et de minerais indigènes, l’existence de l’escadre allait effectivement être très inconfortable. Ces satanés Émergents avaient à la fois du retard et de la chance. Ils avaient apparemment moins de scientifiques et d’universitaires, des vaisseaux plus lents… mais de la quincaillerie à revendre.