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La rêverie envahissante était effectivement un trait de sa personnalité – au moins depuis qu’il avait quitté Canberra. Il se plongeait complètement dans des souvenirs ou des projets, et s’y perdait comme d’autres se perdent dans les immersions vidéo. Il avait foutu en l’air au moins une affaire à cause de ça. Du coin de l’œil, il pouvait constater que Qiwi était partie. Oui, l’enfance de cette fille ressemblait beaucoup à la sienne, et peut-être que cela expliquait maintenant son imagination et son énergie. En fait, il s’était souvent demandé si les délirantes méthodes d’éducation des Strentmanniens étaient fondées sur des récits de la vie de Pham à bord du Reprise. Au moins, quand il était arrivé à Namqem, la situation s’était améliorée. La pauvre Qiwi n’avait trouvé ici que la mort et la tromperie. Mais elle tenait bon…

— On commence à avoir de bonnes traductions.

Trud Silipan était reparti sur les Araignées.

— C’est moi qui m’occupe des zombies traducteurs de Reynolt.

Trud était plutôt dans la surveillance que dans la gestion du personnel, mais nul ne le releva.

— Moi, je vous dis qu’incessamment sous peu on va avoir des infos sur ce qu’était la civilisation des Araignées à l’origine.

— Je n’en sais trop rien, Trud. Tout le monde dit que ça doit être une colonie déchue. Mais si les Araignées sont quelque part ailleurs dans l’espace, comment se fait-il qu’on n’entende pas leur radio ?

— Écoutez, dit Pham. On a déjà parlé de ça. Arachnia est forcément une planète colonisée. Ce système est carrément trop inhospitalier pour que la vie s’y développe naturellement.

— Peut-être que ces créatures n’ont pas de Qeng Ho, dit quelqu’un d’autre, déclenchant des rires étouffés autour de la table.

— Non, il y aurait encore plein de bruits radio. On les entendrait.

— Peut-être que les autres sont vraiment très loin, comme les Marmonneurs de Persée ou…

— Ou peut-être qu’ils sont tellement avancés qu’ils ne se servent plus de la radio. Si on a remarqué ceux d’à côté, c’est uniquement parce qu’ils sont en train de repartir de zéro.

C’était une vieille, une très vieille querelle, élément d’un mystère qui remontait jusqu’à l’Ère des Rêves Déçus. Plus que toute autre chose, c’était cela qui avait attiré les expéditions humaines sur Arachnia. C’était certainement ce qui y avait attiré Pham.

Et, de fait, Pham avait trouvé du Nouveau, quelque chose de si puissant que l’origine des Araignées était maintenant pour lui un problème secondaire. Pham avait découvert la Focalisation. Avec la Focalisation, les Émergents pouvaient transformer leurs plus brillants spécialistes en machines pensantes toutes dévouées. Un nul comme Trud Silipan pouvait obtenir des traductions efficaces rien qu’en pressant une touche. Un monstre comme Tomas Nau pouvait conserver indéfiniment des yeux vigilants. La Focalisation donnait aux Émergents un pouvoir que nul n’avait encore jamais eu, une subtilité qui surpassait toute machine et une patience qui surpassait tout être humain. C’était l’un des Rêves Déçus – mais eux l’avaient réalisé.

À voir pontifier Silipan, Pham comprit que la phase suivante de son plan était finalement arrivée. Les Émergents des classes inférieures avaient accepté Pham Trinli. Nau le tolérait, lui passait même ses caprices, croyant qu’il pourrait inconsciemment lui servir de fenêtre sur l’esprit militaire des Qeng Ho. Le moment était venu d’en apprendre bien plus sur la Focalisation. Apprendre de Silipan, de Reynolt… apprendre un jour ou l’autre la partie technique de la chose.

Pham avait tenté d’édifier une vraie civilisation se déployant sur tout l’Espace Humain. Pendant quelques brefs siècles, il avait semblé pouvoir y parvenir. Finalement, il avait été trahi. Mais Pham avait depuis longtemps compris que cette trahison n’avait été qu’un échec apparent. Ce que Sura et les autres lui avaient fait à la Brèche de Brisgo était inévitable. Un empire interstellaire embrasse tellement d’espace, tellement de temps. Le bien-fondé et la justesse de pareil projet ne suffisent pas. Vous avez besoin d’un avantage décisif.

Pham Nuwen leva son bulbe de Glace & Diamants et porta discrètement un toast aux leçons du passé et aux promesses de l’avenir. Cette fois, il ferait les choses comme il faut.

Dix-huit

Les deux ans vécus par Ezr Vinh après l’embuscade s’étalèrent sur près de huit années de temps objectif. En bon commandant Qeng Ho – ou presque –, Tomas Nau ventilait les durées de service au gré des situations locales. Qiwi et son équipe étaient hors cryostase plus souvent que tout le monde, mais même eux ralentissaient leur rythme.

Anne Reynolt ne laissa pas chômer son astrophysicien non plus. MarcheArrêt continuait de se stabiliser conformément à la courbe de luminosité observée aux siècles précédents ; pour un observateur profane, elle avait l’air d’une étoile normale, consommatrice d’hydrogène, d’un vrai soleil avec ses taches. Quant aux autres universitaires, Reynolt les maintenait, au début, dans un cycle de service moins chargé, en attendant la reprise des activités chez les Araignées.

Des émissions radio militaires en provenance d’Arachnia furent captées moins d’un jour après le Rallumage, alors même que les tempêtes de vapeur en brassaient la surface. Apparemment, la phase Arrêt de l’étoile avait interrompu une quelconque guerre locale. En l’espace d’un an ou deux, des sites d’émission fleurirent par douzaines sur deux continents. Tous les deux siècles, ces créatures étaient obligées de reconstruire leurs structures superficielles, pratiquement à partir des fondations, mais elles semblaient y être très bien préparées. Lorsque des trouées s’ouvraient dans le manteau de nuages, les spationautes apercevaient de nouvelles routes, de nouvelles agglomérations.

La quatrième année, on comptait déjà deux mille points d’émission, des stations fixes du type classique. Trixia Bonsol et les autres linguistes avaient à présent un cycle de service plus chargé. Pour la première fois, ils avaient des données audio à étudier en continu.

Lorsque leurs Veilles coïncidaient – ce qui arrivait désormais souvent –, Ezr rendait visite à Trixia Bonsol tous les jours. Au début, Trixia était plus distante que jamais. Elle semblait ne pas l’entendre ; le langage araignée saturait son bureau. Ces piaulements aigus changeaient de jour en jour pendant que Trixia et les autres linguistes Focalisés déterminaient dans quelle zone du spectre acoustique se cachait la partie signifiante du langage araignée et en élaboraient des représentations, auditives aussi bien que visuelles, appropriées à son étude. Trixia finit par obtenir une représentation utilisable de ces données.

C’est alors que les traductions commencèrent pour de bon. Les traducteurs Focalisés de Reynolt se jetaient sur tout ce qu’ils trouvaient et produisaient quotidiennement des milliers de mots de texte semi-intelligible. Trixia était la meilleure. C’était évident dès le début. C’était son travail sur les manuels de physique qui avait constitué la percée originelle, et c’était elle qui avait fait fusionner ce langage écrit avec le langage parlé dans les deux tiers des émissions radio. Même comparée aux linguistes Qeng Ho, Trixia Bonsol était l’excellence même. Comme elle serait fière si seulement elle le savait !

— Elle est indispensable.

Reynolt prononça ce jugement avec son atonalité caractéristique, dépourvue de louange comme de sadisme – un simple constat. Trixia Bonsol n’aurait pas droit à une libération anticipée comme Hunte Wen.