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Trixia négligeait de bout en bout la nature physique des Araignées. Peut-être était-ce aussi bien, vu le dégoût qu’elles inspiraient à certains humains. Mais ces créatures, radicalement non humaines dans leur apparence physique, étaient plus étrangères par la forme et le cycle vital que toute forme de vie intelligente jamais rencontrée par l’Humanité. Certains de leurs membres fonctionnaient comme des mâchoires humaines, et elles n’avaient rien qui ressemble exactement à des mains ou des doigts ; à la place, elles se servaient de leur grand nombre de pattes pour manipuler les objets. Ces différences étaient pratiquement invisibles dans les traductions de Trixia. Il y avait de temps à autre une allusion à une « main dressée » ou « braquée » (peut-être à la forme en talon-aiguille que pouvait prendre une patte antérieure repliée) ou à des pattes médianes ou antérieures – mais c’était tout. À l’école, Ezr avait vu des traductions aussi discrètes, mais elles étaient l’œuvre d’experts possédant des décennies d’expérience sur le terrain de la culture Client.

Les émissions radio pour enfants – du moins, c’est ce à quoi Trixia crut avoir affaire – avaient été inventées sur la planète des Araignées. Elle traduisit le titre par « La Science racontée aux enfants », et c’était à ce stade leur meilleure source de révélations sur les Araignées. L’émission était une combinaison idéale de langage scientifique – sur lequel les humains avaient bien progressé – et de langage familier de la culture quotidienne. Personne ne savait si elle avait vraiment une fonction éducative ou si c’était un simple divertissement. Il n’était pas impossible qu’il s’agisse de cours de rattrapage destinés à de futurs soldats. Quoi qu’il en soit, le titre choisi par Trixia s’imposa et donna à tout ce qui allait suivre les couleurs de l’innocence et du charme juvénile. L’Arachnia vue par Trixia évoquait un monde de conte de fées datant de l’Aube de l’Humanité. Parfois, lorsque Ezr avait passé une longue journée avec elle, lorsqu’elle ne lui avait pas dit un seul mot, lorsque sa Focalisation était si étroite qu’elle niait toute humanité… il se demandait si ces traductions pouvaient être – qui sait ? – la Trixia d’avant, prisonnière de la forme d’esclavage la plus efficace de tous les temps, et qui se raccrochait encore à un espoir. La planète des Araignées était le seul lieu que sa Focalisation l’autorisait à contempler. Peut-être déformait-elle ce qu’elle entendait, créant ainsi un rêve de bonheur de la seule manière qui lui reste.

Dix-neuf

Le soleil était dans sa phase moyenne et Princeton avait recouvré une grande part de sa beauté. Dans les années à venir, plus fraîches, on allait construire beaucoup plus ; il y aurait notamment les théâtres à ciel ouvert, le Palais du Déclin, les arboretums de l’Université. Mais déjà en 60//19, le plan des rues hérité des générations précédentes était totalement reconstitué, le quartier des affaires du centre-ville était achevé et l’Université fonctionnait toute l’année.

À d’autres égards, l’année 60//19 était différente de 59//19, et très différente de la dixième année de toutes les générations précédentes. Le monde était entré dans l’Ère scientifique. Un aérodrome recouvrait les plaines inondables en bordure du fleuve qui avaient, en d’autres temps, été des rizières. Des mâts radio poussaient sur les plus hautes des collines qui entouraient la ville ; la nuit, leurs balises ultrarouges se voyaient à des milles à la ronde.

En 60//19, la plupart des métropoles de l’Accord étaient déjà pareillement transformées, de même que les grandes villes de Tiefstadt et de la Parenté et, dans une moindre mesure, les cités des nations plus pauvres. Or, même à l’aune des normes de cette ère nouvelle, Princeton était un lieu très particulier. Il s’y passait des choses qui, indétectables dans le paysage visible, étaient cependant les germes d’une révolution plus considérable.

Hrunkner Unnerby arriva en aéronef à Princeton par un matin de printemps pluvieux. Un taxi de l’aéroport l’amena du bord du fleuve jusqu’au centre-ville. Unnerby avait grandi à Princeton et son entreprise de travaux publics y avait eu son siège. Il arriva avant l’heure d’ouverture de la plupart des commerces ; des balayeurs de rue détalaient çà et là autour de son taxi. Une petite pluie froide donnait des reflets multicolores aux magasins et aux arbres. Hrunkner aimait bien le vieux centre-ville, où de nombreuses fondations en pierre avaient survécu plus de deux ou trois générations. Même les étages supérieurs neufs en béton et en brique s’inspiraient de modèles d’avant la génération actuelle.

Le taxi quitta le centre-ville et grimpa au milieu d’une zone d’habitations neuves. C’était là une ancienne propriété royale que le gouvernement avait vendue pour financer la Grande Guerre – le conflit que la nouvelle génération appelait simplement la Guerre avec les Tiefs. Certaines parties de ce quartier étaient devenues aussitôt des zones de taudis ; d’autres – bénéficiant de points de vue plus élevés – étaient d’élégants lotissements. Négociant péniblement les épingles à cheveux, le taxi se rapprochait peu à peu du point culminant de ce quartier neuf. Le sommet était caché par des fougères ruisselantes, mais Hrunkner aperçut fugitivement des dépendances. Des portails s’ouvraient sans bruit et sans gardiens visibles. Hum. Voilà qui annonçait un sacré palais.

Sherkaner Underhill se tenait près du parking circulaire au bout de l’allée, tout à fait déplacé à côté de la grandiose entrée. La pluie n’était plus qu’une agréable brume, mais Underhill ouvrit un parapluie en sortant pour accueillir Unnerby.

— Bienvenue, sergent ! Bienvenue ! Ça fait des années que je vous bassine pour que veniez voir ma petite maison sur la colline, et vous voilà enfin !

Hrunkner haussa les épaules.

— J’ai tellement de choses à vous faire voir… à commencer par deux articles importants bien que de faible volume.

Il bascula le parapluie. Au bout d’un moment, deux têtes minuscules risquèrent un œil au milieu de sa fourrure dorsale. Deux bébés, fermement accrochés à leur père. Ils ne pouvaient être plus vieux que des enfants normaux en début de Clarté – juste assez pour être mignons.

— La petite fille s’appelle Rhapsa, et le garçon s’appelle Hrunkner.

Unnerby s’avança en essayant de prendre un air décontracté. Ils l’ont probablement appelé Hrunkner par amitié pour moi. Dieu des profondeurs de la Terre !

— Enchanté de faire votre connaissance.

Même dans ses meilleurs moments, Hrunkner ne savait pas comment se comporter avec des enfants – former de nouvelles recrues avait été pour lui la seule expérience qui s’était de près ou de loin rapprochée de l’éducation d’une progéniture. Il espéra que cette réalité excuserait sa gêne.

Intimidés, les petits enfants semblèrent percevoir son aversion et disparurent dans la fourrure paternelle.

— Ne faites pas attention, dit Sherkaner avec sa désinvolture habituelle. Ils ressortiront pour jouer une fois que nous serons à l’intérieur.

Sherkaner le conduisit dans sa demeure, lui répétant tout le long du chemin qu’il avait tant et tant à lui montrer et combien il était heureux que Hrunkner soit finalement venu lui rendre visite. Les années avaient changé Underhill, physiquement, du moins. Finie l’affligeante maigreur : il était déjà passé par plusieurs mues. La fourrure sur son dos était profonde et hospitalière, trait inhabituel pour quelqu’un dans cette phase du soleil. Le tremblement de sa tête et de son thorax s’était légèrement accentué par rapport à ce dont Unnerby se souvenait.