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À seize cents mètres de la Main invisible, Qiwi baissa la cagoule de sa combinaison et recycla l’atmosphère de la navette. Son intuition et ses ATH étaient d’accord sur les paramètres du saut qu’elle allait exécuter, la trajectoire qui la propulserait dans la gorge de la Main invisible et jusque dans l’angle mort du vaisseau. Elle ouvrit le panneau de la navette, attendit que son instinct d’acrobate lui donne le feu vert… et bondit dans le vide.

Qiwi traversa sur la pointe des pieds la soute déserte de la Main. Aidée à la fois par le passe électronique de Tomas et sa propre connaissance de l’architecture du vaisseau, elle avait atteint le niveau des compartiments habités sans déclencher la moindre alarme audible. Tous les deux ou trois mètres, Qiwi collait l’oreille à la paroi et écoutait. Elle était si proche du secteur en Veille qu’elle entendait des gens. Des bruits très ordinaires, pas de mouvements brusques, pas de conversations précipitées… Hmm. Ça, on aurait dit quelqu’un qui pleurait.

Qiwi avança plus vite, animée par une sorte de colère enivrante, comme lors de son lointain affrontement avec Ritser Brughel – sauf qu’à présent elle était plus raisonnable, et qu’elle avait par conséquent plus peur. Durant leurs Veilles communes après cette rencontre dans le parc, elle avait souvent senti le regard de Ritser sur elle. Elle s’attendait toujours à une nouvelle confrontation. Tout autant qu’un hommage à la mémoire de sa mère, sa passion fanatique de la gymnastique – tous les arts martiaux – était conçue comme une assurance contre Ritser et sa baguette d’acier. Ça va m’être drôlement utile s’il me flingue au pistolaser. Mais cet idiot de Ritser ne la tuerait jamais comme ça ; il voudrait savourer son forfait. Aujourd’hui, si les choses en arrivaient là, elle aurait le temps de le menacer avec le message qu’elle avait laissé à Tomas. Elle refoula sa peur et s’approcha de l’endroit où elle entendait pleurer.

Qiwi survola un panneau d’accès. Soudain, ses épaules et ses bras se raidirent. De bizarres pensées décousues passèrent fugitivement dans son esprit. Je me souviendrai. Je me souviendrai. Délires et foutaises.

Au-delà de cette limite, seul son passe de Subrécargue garantirait son invisibilité. Très vraisemblablement, cela ne suffirait pas. Mais je n’ai besoin que de quelques secondes. Qiwi vérifia une dernière fois sa liaison enregistrement/données… ouvrit le panneau, et se glissa dans une coursive réservée à l’équipage.

Seigneur ! Qiwi resta un instant pétrifiée. Elle n’en croyait pas ses yeux. La coursive avait les dimensions dont elle se souvenait. Dix mètres plus loin, elle s’incurvait sur la droite, vers les appartements du commandant. Mais Ritser avait collé du papier vidéo sur les quatre parois, et les images étaient des sortes de tourbillons roses. L’air puait le musc animal. C’était un tout autre univers que la Main invisible qu’elle avait connue. S’armant d’un courage féroce, elle avança doucement dans le couloir. Elle entendait maintenant de la musique devant elle, du moins le boum-boum-boum des percussions. Quelqu’un chantait… ou plutôt jappait et hurlait en mesure.

Comme si elles décidaient à sa place, ses épaules se contractèrent, brûlant de se catapulter de la paroi et de foncer dans la direction opposée. Ai-je encore besoin d’autres preuves ? Oui. Un simple coup d’œil au système de données en désarmant localement les automatismes. Ça serait plus parlant que n’importe quelle série de racontars hystériques sur les goûts de Ritser en matière de vidéo et de musique.

Porte par porte, elle progressa dans la coursive. Initialement prévues pour les officiers d’état-major, les cabines avaient été occupées par l’équipage de Veille durant le trajet entre Triland et MarcheArrêt. Elle avait vécu trois ans dans la deuxième à partir du fond… et elle ne tenait pas du tout à savoir à quoi elle ressemblait maintenant. La salle des opérations du commandant était juste au tournant. Elle agita son passe devant la serrure et la porte coulissa. À l’intérieur… rien à voir avec une salle des opérations. Plutôt un croisement entre un gymnase et une chambre à coucher. Là aussi, les parois étaient couvertes de papier vidéo. Qiwi escalada une sorte de bizarre casier cintré et s’immobilisa par terre, invisible depuis l’entrée. Elle toucha ses ATH, demanda une connexion manuelle au réseau du vaisseau. Il y eut une pause, le temps pour le système de vérifier sa situation et son autorisation d’accès, puis elle eut sous les yeux des noms, des dates et des photos. Oui ! Ce cher Ritser exploitait son installation cryostatique personnelle à bord de la Main invisible. Luan Peres était sur la liste… et elle y était portée comme vivante, et en Veille !

Ça suffit comme ça ; il est temps de quitter cette maison de dingues. Mais Qiwi hésita un moment de plus. Il y avait là tellement de noms, de noms et de visages familiers disparus depuis si longtemps. De petits pictogrammes tête de mort accompagnaient chaque photo. Elle était encore enfant la dernière fois qu’elle avait vu ces gens, mais ils n’étaient pas comme ça… au gré des images, les visages étaient butés, assoupis, atrocement contusionnés ou brûlés. Les vivants, les morts, les torturés, les résistants farouches. Ça date d’avant Jimmy Diem. Elle savait qu’il y avait eu des interrogatoires, un intervalle de nombreuses Ksec entre la bataille et la reprise des Veilles, mais… Qiwi sentit une vague d’horreur paralysante monter du creux de son estomac. Elle fit défiler les noms. Kira Pen Lisolet. Maman. Un visage tuméfié, des yeux vides qui la regardaient fixement. Qu’est-ce que Ritser t’a fait ? Comment Tomas pouvait-il ne pas le savoir ? Elle ne suivait pas vraiment consciemment les liens de données associés à cette photo, mais soudain ses ATH lancèrent une immersion vidéo. La pièce était la même, sauf qu’elle était remplie des images et des sons d’un lointain passé. Des halètements et des gémissements semblaient provenir de l’autre côté du casier. Qiwi se déplaça latéralement et l’image l’accompagna avec une quasi-perfection. Contournant le rayonnage, elle se trouva face à face avec… Tomas Nau. Un Tomas Nau plus jeune. Partiellement dissimulé par le bord du casier, il semblait donner des coups de reins. Son visage exprimait le plaisir extatique que Qiwi avait tant de fois vu dans son regard, le regard qu’il avait lorsqu’ils pouvaient être enfin seuls et qu’il pouvait jouir en elle. Mais ce Tomas de jadis brandissait un minuscule scalpel éclaboussé de rouge. Il s’inclina en avant, hors champ, et se pencha sur quelqu’un d’invisible dont les gémissements se changèrent en un hurlement aigu. Qiwi se hissa par-dessus le casier et, plongeant dans le vrai passé, vit la femme que Nau était en train de taillader.

— Maman !

Le passé ne tint aucun compte de son cri ; Nau continua d’œuvrer. Pliée en deux, Qiwi vomit sur le casier et au-delà. Elle ne pouvait plus voir l’image, mais elle entendait toujours les sons correspondants comme si elle se trouvait juste à côté. Tandis que son estomac se vidait, elle arracha les ATH de son visage et les jeta violemment loin d’elle. Elle s’étrangla et s’étouffa ; l’horreur imbécile avait pris possession de ses réflexes.

La lumière changea lorsque la porte s’ouvrit. Des voix résonnèrent. Des voix du présent.