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Le plus dur fut de s’apercevoir qu’ils avaient besoin de quelqu’un au centre du système, du moins dans les premiers siècles. De plus en plus, Sura restait en arrière pour coordonner ce qu’entreprenaient Pham et les autres.

Et pourtant, ils avaient encore des enfants. Sura avait de nouveaux fils et de nouvelles filles pendant que Pham était à des années-lumière de distance. Il plaisantait avec elle à propos de ce miracle, bien qu’en vérité il soit chagriné à la pensée qu’elle ait d’autres amants. Sura avait souri doucement et secoué la tête.

— Non, Pham, tout enfant que je dis mien est aussi de toi.

Son sourire se fit espiègle.

— Au fil des années, tu m’as rempli d’assez de ta substance pour engendrer toute une armée. Je ne peux pas me servir de ce cadeau en une seule fois, mais je m’en servirai quand même.

— Pas de clones, dit Pham, plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.

— Seigneur, non.

Elle détourna les yeux.

— Je… un seul exemplaire de toi me suffit.

Peut-être était-elle aussi superstitieuse que lui. Ou peut-être que non.

— Non, je me sers de toi dans des zygotes naturels. Je ne suis pas toujours l’autre donneur, ni l’unique autre donneur. Les toubibs de Namqem sont très compétents dans ce domaine.

Elle se retourna et vit l’expression sur son visage.

— Pham, je te jure que tous tes enfants sans exception ont une famille. Tous sont aimés… Nous avons besoin d’eux, Pham. Nous avons besoin de familles et de Grandes Familles. Le Plan l’exige.

Elle lui enfonça l’index dans les côtes pour essayer de le dérider.

— Hé, Pham, n’est-ce pas là le rêve humide de tous les conquérants barbares ? Bon, je peux te dire que tu les as tous dépassés, question productivité.

Oui. Des milliers d’enfants issus de douzaines de partenaires, élevés sans investissement personnel de la part du père. Son propre père avait en vain tenté quelque chose de beaucoup plus modeste avec sa campagne de régicide et de concubinage dans les États littoraux de Terrenord. Pham réussissait pleinement sans meurtres ni violences. Et pourtant… depuis combien de temps Sura agissait-elle ainsi ? Combien d’enfants avait elle eus, et de combien de « donneurs » différents ? Il se l’imaginait maintenant en train de projeter des lignées, d’injecter les talents appropriés dans la fondation de chaque nouvelle Famille, de les disperser aux quatre coins du nouveau Qeng Ho. Il éprouva le plus insolite des dédoublements en tournant et retournant la chose dans son esprit. Comme le disait Sura, c’était le rêve humide d’un barbare… mais c’était aussi un peu comme si on se faisait violer.

— Je te l’aurais bien dit dès le début, Pham. Mais j’ai eu peur que tu t’y opposes. Et c’est tellement important.

Finalement, Pham ne s’y opposa pas. Nul doute que cela ferait avancer leur Plan. Mais ça lui faisait mal de penser à tous les enfants qu’il ne connaîtrait pas.

Transitant à 0,3 c, Pham Nuwen voyageait loin. Il y avait partout des Négociants, bien qu’au-delà de trente années-lumière ils se fassent rarement appeler « Qeng Ho ». Aucune importance. Ils pouvaient comprendre le Plan. Ceux qu’ils rencontraient diffusaient les idées encore plus loin. Où qu’ils aillent – et même plus loin, puisque certains étaient convaincus rien que par les messages radio que Pham envoyait d’un bout à l’autre du vide obscur – l’esprit du Qeng Ho se répandait.

Pham retourna sur Namqem à maintes reprises, infléchissant le Grand Programme presque jusqu’à son point de rupture. Sura vieillissait. Elle avait maintenant deux ou trois cents ans. Son corps était à la limite de ce que la science médicale pouvait rendre jeune et souple. Même certains de leurs enfants étaient vieux, à force d’avoir trop longtemps vécu dans les escales entre deux transits. Et, parfois, dans les yeux de Sura, Pham entrevoyait une expérience inconnaissable.

À chaque fois qu’il retournait sur Namqem, il lui posait la question. Finalement, une nuit d’amour comme ils n’en avaient jamais eue, ou presque, il faillit hurler.

— Ce n’était pas prévu pour être comme ça, Sura ! Le Plan était pour nous deux. Pars avec moi. Au moins, pars en transit. Et nous pourrons nous rencontrer encore et encore, tant que nous vivrons.

Sura se détacha de lui et lui passa la main sous sa nuque. Son sourire était triste et forcé.

— Je sais. Nous avons cru pouvoir jouer les oiseaux migrateurs tous les deux. C’est bizarre que ce soit la plus grosse erreur que nous ayons commise dans tout notre projet initial. Mais sois honnête. Tu sais que l’un de nous doit rester dans un lieu central quelconque, doit s’occuper du Plan pendant une longue Veille presque ininterrompue.

Il y avait un trillion de menus détails à régler dans la conquête de l’univers, et on ne pouvait pas s’en occuper quand on était en sommeil cryostatique.

— Oui, les premiers siècles. Mais pas… pas toute ta vie !

Sura secoua la tête et lui caressa doucement la nuque.

— J’ai peur que nous ne nous soyons trompés.

Elle vit l’angoisse sur son visage et elle l’attira sur elle.

— Mon pauvre prince barbare.

Il sentait presque son sourire tendrement moqueur dans ses paroles.

— Tu es mon unique trésor. Et tu sais pourquoi ? Tu es un flamboyant génie. Tu es inspiré. Mais ce n’est pas seulement pour cela que je t’aime depuis toujours. Dans ta tête, tu es plein de contradictions. Le petit Pham a grandi dans une banlieue délabrée de l’Enfer. Tu as assisté à des trahisons et tu as été trahi toi-même. Tu comprends le mal et la violence aussi bien que le criminel le plus sanguinaire. Et pourtant, le petit Pham a cru aussi à tous les mythes de la chevalerie, de l’honneur et de la quête. Quelque part dans ta tête, les deux tendances coexistent, et tu as passé ta vie à essayer d’obliger l’univers à refléter tes contradictions. Tu vas t’approcher très près de cet objectif, assez près pour moi ou pour toute personne raisonnable – mais peut-être pas assez près pour te satisfaire. Voilà. Il faut que je reste, si notre Plan doit réussir. Et tu dois partir, pour la même raison. Malheureusement, je ne t’apprends rien, Pham, n’est-ce pas ?

Pham regarda par les vraies fenêtres qui entouraient les appartements de Sura, au dernier étage d’une haute flèche de bureaux qui surgissait de la plus grosse des lunes mégapoles de Namqem. Sur Tarelsk, le prix du mètre carré de bureaux s’envolait frénétiquement, tendance parfaitement absurde si l’on considérait la puissance de la communication par réseau. La dernière fois que la tour avait été cotée sur le marché public, on aurait pu acheter un vaisseau interstellaire avec le loyer annuel de ce dernier étage résidentiel. Depuis soixante-dix ans, la flèche et d’immenses portions de la zone de bureaux environnante appartenaient aux Familles Qeng Ho – essentiellement celle de Pham et les descendants de Sura. C’était la part la plus réduite de leurs possessions, une concession à la mode.

On était en début de soirée. Le croissant de Namqem flottait bas dans le ciel ; sur Tarelsk, les lumières du quartier des affaires rivalisaient avec la clarté de la planète-mère. Les chantiers spatiaux Vinh & Mamso apparaîtraient à l’horizon dans une Ksec environ. Vinh & Mamso étaient probablement les plus vastes chantiers spatiaux de tout l’Espace Humain. Pourtant, même cette entreprise n’était qu’une infime partie de la fortune de leurs Familles. Et, au-delà – diluée encore plus loin, jusqu’aux limites de l’Espace Humain, mais encore en pleine croissance –, s’étendait la fortune coopérative du Qeng Ho. Sura et lui avaient fondé la plus vaste culture marchande de tous les temps. C’est ainsi que Sura voyait la chose. C’était tout ce qu’elle voyait. Peu lui importait qu’elle ne soit plus là pour vivre au temps de leur succès final… parce qu’elle savait qu’il ne viendrait jamais.