Gérard De Villiers
Aurore noire
Chapitre Premier
Sultan Hafiz Mahmood suivait d’un regard distrait le pétrolier de 120 000 tonnes Naftomar en train de foncer de toute la vitesse de ses vieilles machines dans sa direction, afin de s’échouer le plus loin possible sur la plage de Gaddani. Le sable fin était déjà semé de dizaines de carcasses de navires de tous les pays, démantelés sur place. À une trentaine de kilomètres à l’ouest de Karachi, Gaddani était un des plus importants chantiers de démolition navale du monde. Sur ses quatorze kilomètres de sable, les restes des navires déjà décortiqués s’alignaient comme de tristes méduses d’acier échouées là pour l’éternité.
— Look ! lança à Sultan Hafiz Mahmood le responsable d’une des équipes de démolition, montrant du doigt le Naftomar.
Le vieux pétrolier avait presque atteint la plage, et son étrave s’enfonça dans le sable perpendiculairement au rivage. Pendant quelques instants encore, il continua sa course, creusant le sable meuble, puis s’arrêta enfin, ses machines calant dans un dernier hurlement de bielles. Dès qu’il se fut immobilisé, la centaine d’ouvriers baloutches vêtus de tenues locales marron, munis d’échelles de corde, de postes de soudure, de tout un matériel hétéroclite et archaïque, se lança à l’assaut du pétrolier. Avec leurs moyens limités, ils étaient capables de transformer en un mois un navire de trente mètres de haut en un sabot noirâtre à peine plus haut qu’une barque de pêche ! Dans un premier temps, tous les éléments amovibles étaient déposés, classés puis entassés dans des entrepôts voisins construits en bordure de la plage, s’étendant sur des kilomètres. Une noria de camions les emportait ensuite à Karachi, à trois heures de route, où tout était recyclé. Gaddani, avec Cox Bazaar, au Bangladesh, était le plus grand chantier de récupération du monde.
Déjà, les ouvriers baloutches montaient à l’assaut du vieux pétrolier, comme des fourmis se ruant sur un animal mort. Parfois, dans leur hâte, ils crevaient une poche de gaz qui leur explosait à la figure et en tuait quelques-uns, aussitôt enterrés sur place. Cela ne les décourageait pas : venus du fin fond du Baloutchistan, état féodal encore au Moyen Âge, ils étaient trop contents de pouvoir travailler régulièrement. Le soir, ils se retiraient dans un fouillis de cahutes faites de plaques de tôle, de bois, et même de tissu, construites directement sur la plage.
Les étincelles des chalumeaux commencèrent à piqueter d’étoiles aveuglantes la coque du Naftomar.
— Voilà comment nous travaillons, Sahib, lança fièrement le chef du chantier, appuyé à une tôle triangulaire surgie du sable comme une sculpture surréaliste – tout ce qui restait d’un cargo, le Brooklyn. Lorsque votre navire arrivera, il nous faudra à peine trois semaines.
Sultan Hafiz Mahmood marmonna un vague acquiescement, la tête tournée vers le nord, où se dressaient les montagnes du Makran, un massif de rochers noirâtres, ressemblant à du mâchefer, qui s’étendait sur plus de cent kilomètres de large, presque jusqu’à l’Iran, un peu au nord de la côte du Baloutchistan, et que franchissaient seulement quelques pistes peu fréquentées. Rien ne poussait dans cette zone totalement aride, véritable paysage lunaire, impressionnant par sa sauvagerie. Pourtant, Sultan Hafiz Mahmood contemplait ces montagnes noirâtres comme si c’était le plus beau jardin d’Allah. Par la pensée il suivait le convoi parti du village de Ziarat, au sud-ouest de Quetta, capitale du Baloutchistan, nichée à 2 450 mètres d’altitude, dans les montagnes de la Kakat rouge. C’est là qu’avait mûri le projet qui le mobilisait depuis près de trois ans. Quelque chose qui ferait paraître les attentats du 11 septembre 2001 à New-York comme un simple balbutiement. Une action qui éclairerait d’une lumière radieuse les vieux jours d’Oussama Bin Laden, qu’Allah l’ait en Sa Sainte Garde.
Debout sur cette plage de Gaddani, Sultan Hafiz Mahmood se revoyait dans les montagnes du Waziristan, trois ans plus tôt, en train de l’exposer avec sa fougue habituelle au Cheikh, qui l’avait écouté avec un sourire teinté de scepticisme.
À l’occasion de cette rencontre secrète, il avait offert au chef d’Al-Qaida un petit caméscope numérique destiné à filmer des séquences de propagande, mises ensuite sur cassettes et diffusées sur la chaîne de TV Al Jazirah. Modeste cadeau, qui avait néanmoins beaucoup touché le Saoudien. La propagande tenait une grande place dans ses activités, depuis qu’il avait dû abandonner ses bases d’Afghanistan, à cause de l’invasion américaine. Ce caméscope lui permettrait, grâce à ses images numérisées, de maintenir le contact avec ses partisans, un peu partout dans le monde. La caméra qu’il avait utilisée jusque-là était en bout de course et la qualité de ses films s’en ressentait.
Avant de quitter Sultan Hafiz Mahmood, Oussama Bin Laden l’avait pris à part pour lui dire avec gravité :
— Frère, si tes projets se concrétisent, fais-le-moi savoir. Tu sais comment me transmettre un message. Dans ce cas, je me déplacerai moi-même pour te rencontrer.
Sultan Hafiz Mahmood s’était récrié, soulignant qu’il était très dangereux pour le Cheikh de se déplacer, même pour une raison importante, mais Oussama Bin Laden, avec son habituel sourire serein, avait répété :
— Inch’ Allah, si tu réussis, cela mettra une telle joie dans mon cœur que cela vaut bien de prendre certains risques.
Les deux hommes s’étaient longuement étreints et le Cheikh l’avait encore remercié pour le petit caméscope, qu’il avait immédiatement confié à un de ceux qui ne le quittaient jamais. Noor, le jeune taleb du village de Kahi, dans le massif de Tora-Tora, était fasciné par le cinéma. S’il s’était écouté, il aurait filmé le Cheikh sans interruption, bénissant Dieu de pouvoir le suivre comme son ombre.
Bien sûr, Sultan Hafiz Mahmood avait bien senti qu’Oussama Bin Laden, en dépit de son attitude chaleureuse, ne croyait pas à la faisabilité de son projet. Avant l’invasion américaine de l’Afghanistan, ils s’étaient rencontrés secrètement à Kaboul, afin d’étudier comment Al-Qaida pourrait utiliser des armes non conventionnelles et il n’était rien sorti de concret de leurs discussions.
Ingénieur nucléaire extrêmement qualifié, spécialiste de l’enrichissement de l’uranium naturel, créateur avec d’autres de l’usine de Kushab, pragmatique et travailleur, Sultan Hafiz Mahmood était aussi un rêveur aux croyances vaguement ésotériques, qui croyait à la puissance des djinns, les esprits, à l’influence des taches du soleil sur le destin des humains, et qui militait pour que tous les pays de l’oumma[1] aient accès aux armes nucléaires. À plus de soixante ans, ses croyances étaient aussi vives qu’à vingt ans et, porté par son idéologie bouillonnante, il était prêt à soulever des montagnes pour réaliser ses rêves. En dépit de son hédonisme qui le faisait aimer les femmes et boire de l’alcool, ou vivre dans un des quartiers les plus agréables d’Islamabad, il vouait une admiration sans borne à Oussama Bin Laden, qu’il connaissait depuis des années.
Aussi avait-il vécu comme un outrage dans sa propre chair l’occupation de l’Afghanistan par les Américains, la déroute des talibans et la fuite d’Oussama Bin Laden et des fondateurs d’Al-Qaida vers d’improbables cachettes de la zone tribale pakistanaise, à la limite de l’Afghanistan. C’était comme si on l’avait humilié lui-même. Dès l’année 2000, il avait créé une fondation humanitaire, l’Ummah Tameer-e-Nau, destinée en principe à soulager la misère en Afghanistan. En réalité, cette ONG cherchait à procurer à Al-Qaida des moyens non conventionnels pour étendre le Djihad contre les croisés et les Juifs, les États-Unis étant naturellement l’ennemi numéro un.