Après avoir échangé les amabilités d’usage avec le marchand, Chawkat Rauf demanda s’il avait de nouveaux arrivages…
Le Sikh le fit alors entrer dans son arrière-boutique et sortit d’un vieux sac un petit caméscope un peu cabossé.
— J’ai ceci, annonça-t-il. C’est 400 dollars. Chawkat Rauf sursauta devant l’énormité du prix.
— Tu es fou, dit-il, je suis sûr qu’il ne marche pas… Le Sikh sourit dans sa longue barbe.
— Peut-être, mais tu sais d’où il vient ? Il appartenait à un jeune homme très proche d’Oussama Bin Laden, un certain Noor, ancien taleb qui avait quitté son village dans le massif de Tora-Bora depuis plusieurs années. Il y est revenu il y a quelques semaines pour l’enterrement de sa mère, que Dieu ait son âme. Or, dans ce village, il y avait un mouchard de l’ISI. Il a prévenu le Frontier Corps. Les soldats sont venus l’arrêter. Il s’est défendu et a été tué. Les soldats ont fouillé sa maison et ont trouvé cette caméra dans son sac. L’un d’entre eux l’a volée et il est venu me la vendre, très cher.
Chawkat Rauf ricana intérieurement. Rapiat comme un rat, le vieux Sikh avait dû la payer 20 dollars, à tout casser. Pourtant, si cette caméra avait vraiment appartenu à un proche de Bin Laden, elle valait beaucoup d’argent. Il l’examina et découvrit qu’il y avait un chargeur à l’intérieur, un modèle numérique. Son cœur battit plus vite : un film sur Bin Laden pouvait se négocier autour de 100 000 dollars. La tête lui en tournait…
— Je te donne 50 dollars, annonça-t-il. Parce que nous sommes bons amis.
Sans un mot, le Sikh récupéra la caméra et la remit dans le sac. Chawkat Rauf ne se troubla pas.
— C’est un bon prix ! insista-t-il. Qui va t’acheter cela ? Le Sikh le regarda froidement.
— Toutes les semaines, un étranger vient me voir. Il est en camiz-charouar, mais je pense qu’il est américain. Lui me donnera 1 000 dollars sans discuter…
Chawkat Rauf poussa un profond soupir.
— Montre-la-moi de nouveau.
Il fit semblant d’examiner la caméra Sony et secoua la tête.
— Deux cents dollars, c’est un prix élevé, mais je sais que tu as besoin d’argent.
Ce qui était totalement faux : le Sikh était riche comme un puits… Celui-ci reprit la caméra.
— Je ne la donnerai pas à moins de 500 dollars ! trancha-t-il.
Vingt minutes plus tard, ils s’étaient mis d’accord sur 300 dollars, une somme énorme en roupies : 45 000 roupies. Ce que gagnaient par an certaines familles, et pas les plus pauvres.
Chawkat Rauf fila alors à l’agence de la Barclay’s Bank de GT Road, car il n’avait évidemment pas une somme pareille sur lui. Officiellement, il travaillait comme prédicateur à la mosquée du Pir Hamza Shinravi, un peu plus loin sur Jamrud Road, juste avant le check-point pakistanais de Bab-e-Khyber matérialisé par une grande arche enjambant la route. Au-delà de cette arche, la police pakistanaise était impuissante. Chawkat Rauf habitait dans un des bâtiments attenant à la mosquée. Le Pir Hamza Shinravi, bien que soufiste, était un partisan acharné d’Oussama Bin Laden, et c’est à ce titre qu’il hébergeait Chawkat Rauf. Celui-ci, en effet, affichait les mêmes convictions et, régulièrement, partait en Grande-Bretagne récolter des fonds pour sa madrasa, en reversant ensuite discrètement une partie à Al-Qaida.
Évidemment, personne ne savait que ce partisan affiché d’Oussama Bin Laden avait été recruté par le MI6, le service de renseignements extérieur britannique, et qu’il recueillait pieusement toutes les informations sur Al-Qaida, qu’il transmettait ensuite par divers moyens à ses employeurs. Soit à l’occasion de ses voyages, soit par des messages transmis à des courriers sûrs. Il possédait un compte à la Barclay’s Bank, sous un faux nom, qui permettait de faire face à ce genre de situation.
De retour au Bara Market, il échangea la caméra contre 45 000 roupies et partit, son sac en plastique à la main. Le fait qu’il y ait des photos numériques à l’intérieur lui donnait une valeur certaine. Il hésita sur la conduite à tenir : s’il transmettait cette caméra à l’antenne du MI6 à Islamabad, il n’en retirerait aucun profit. Le Service, à Londres, en ignorerait la provenance. Il fallait attendre et l’apporter lui-même dans la capitale britannique, ce qui lui vaudrait certainement une prime…
Il flâna encore un peu dans le Bara Market puis prit un bus pour University Tower, où vivait un de ses cousins. Il lui confia la caméra. Pas question de la ramener à la madrasa. Officiellement, il n’avait que quelques centaines de roupies mensuelles pour vivre, étant logé et nourri.
*
* *
Kuldip Singh ferma soigneusement son échoppe, ajustant les panneaux de bois avec d’énormes cadenas, et s’éloigna dans les allées poussiéreuses, en direction de GT Road. Il gagna ensuite un petit café à côté du cinéma Shummar où des hommes de différentes ethnies – à Peshawar, il y avait de tout – avaient l’habitude de fumer un narguileh en jouant aux dominos et en buvant du thé très fort. Il se rencogna à la table la plus éloignée, à l’extérieur, et commanda un thé. Lui ne fumait pas le narguileh.
Une demi-heure plus tard, il vit arriver celui qu’il attendait. Un Pachtoun à la longue barbe soyeuse d’un noir brillant, qui avait jadis milité dans les rangs de la milice de Gulguddine Hekmatiar, un fondamentaliste férocement antiaméricain, et qui servait depuis de boîte aux lettres pour les partisans d’Al-Qaida répartis entre l’Afghanistan, le Waziristan et une partie du Baloutchistan. Ils ne se téléphonaient jamais, ne prenaient jamais de rendez-vous, mais se voyaient tous les soirs dans ce café. Parfois, simplement pour discuter politique, d’autres fois, Kuldip Singh, qui tenait à être bien avec tout le monde, transmettait à son interlocuteur qu’il ne connaissait que sous le nom de Pervez, des informations susceptibles d’intéresser Al-Qaida. Pervez ne lui donnait pas d’argent, mais une protection invisible. En charge du service de renseignements d’Al-Qaida à Peshawar, ou plutôt de ce qu’il en restait, il avait le bras long et pouvait faire assassiner n’importe qui sur un simple claquement de doigts. Après avoir récupéré ses 300 dollars, Kuldip Singh s’était dit que cette histoire l’intéresserait sûrement.
Effectivement, le Pachtoun l’écouta avec attention, posant de nombreuses questions sur la caméra, auxquelles le Sikh fut bien incapable de répondre : il ne lisait pas les caractères latins. Mais il fournit de précieuses indications sur son acheteur. S’il ne connaissait pas son nom, il savait qu’il vivait à la madrasa de Jamrud Road et qu’il voyageait fréquemment à l’étranger pour lever des fonds.
Son récit parut intéresser prodigieusement Pervez, qui reprocha gentiment au Sikh de ne pas lui avoir parlé de cette caméra avant de la revendre.
— Mais tu n’as pas d’argent ! protesta le commerçant de Bara Market.
— J’en aurais trouvé ! affirma le Pachtoun, avant de le quitter en lui offrant son thé.
CHAPITRE V
Sultan Hafiz Mahmood n’arrivait pas à trouver le sommeil, bien qu’il soit plus de deux heures du matin. Il sortit du living-room climatisé pour gagner la terrasse dominant le jardin de sa maison entourée de verdure, comme toutes celles du quartier F8, un des plus résidentiels d’Islamabad. L’air était tiède. Déjà, dans la journée, la température atteignait 40 °C et dans le sud, vers Karachi, il faisait 50 °C ! Il regardait la ligne sombre des Margalla Hills, qui couraient au nord de la ville, lorsqu’un bruit de feuillage froissé dans le jardin le fit sursauter.