Le métro s’ébranla et il ferma les yeux pour se détendre. Son traitant allait s’inquiéter de ne pas le voir arriver. Pourvu qu’il ne prenne pas d’initiative maladroite.
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John Gilmore décrocha la ligne directe qui le reliait au MI5 et demanda la Division D, chargée des filatures dans Londres et de la protection des « amis ». Il était midi et Chawkat Rauf n’avait pas donné signe de vie. Aucune raison normale ne pouvait expliquer un tel retard. John Gilmore avait fait procéder à une vérification rapide dans les services d’urgence de l’aéroport et des hôpitaux situés sur le trajet supposé de son agent, sans résultat. Donc, une raison imprévue avait empêché Chawkat Rauf de venir au MI6. John Gilmore ne s’affolait pas encore, mais il fallait réagir. Lorsqu’on lui passa le service, une voix neutre demanda :
— À qui voulez-vous parler ?
— Mike, c’est John, annonça John Gilmore. J’ai besoin d’un petit service.
— C’est urgent ?
— Oui.
— Vous venez déjeuner au City Café ? Une heure.
— Very well.
Après avoir raccroché, il regarda sa montre. Midi quarante-cinq. Il avait le temps de se rendre à pied au City Café, dans Thorney Street, juste en face de l’entrée du MI5. Le service de contre-espionnage intérieur britannique occupait un énorme bâtiment double sans aucun signe distinctif sur Millbank, de l’autre côté de la Tamise. En traversant le Vauxhall Bridge et en parcourant trois cents mètres à pied, John Gilmore y serait juste à temps. L’idée de déjeuner au City Café lui mettait l’eau à la bouche : il adorait manger, mais les bons restaurants londoniens étaient hors de portée d’un chef de service du MI6… Cette fois, il pourrait faire une note de frais justifiée par la demande officielle à son collègue du Service intérieur. Le MI5 gérait tout ce qui se passait sur le territoire britannique, le MI6 ayant en charge les opérations extérieures. Parfois, surtout avec les islamistes, les activités des deux maisons se chevauchaient. Cependant, le MI6 n’ayant pas le droit de travailler sur le sol britannique, il était obligé de sous-traiter avec le MI5.
John Gilmore ouvrit son coffre et y prit le dossier de Chawkat Rauf, sélectionnant une photo où il était reconnaissable. Il ferma son bureau à clef, prit le Times, au cas où son collègue serait en retard, et descendit, sortant par la porte latérale de Thames Path, plus discrète que la monumentale porte d’Albert Embankment. Avec son costume noir, sa chemise sans cravate, sa silhouette épaisse – pour un mètre quatre-vingt-dix, il pesait exactement 283 livres[22] – et son catogan réunissant ses derniers cheveux blonds, John Gilmore avait plus l’air d’un musicien un peu « hip » que d’un agent de renseignement. Il contourna le bâtiment par l’arrière pour rejoindre Vauxhall Bridge. Une vieille dame nourrissait des pigeons et des amoureux de couleur flirtaient, à demi allongés sur un des bancs, face à la Tamise, avec derrière eux, le bruit agréable des jets d’eau retombant dans le grand bassin entourant le château fort, ignorant ce qui se passait derrière les vitres vertes de cet étrange bâtiment aux lignes tourmentées. Un très modeste drapeau de l’Union Jack flottait entre les tours, côté Tamise, mais il était peu visible du sol.
En traversant Vauxhall Bridge, John Gilmore jeta un coup d’œil en direction des toits dorés du MI5. Ces bâtiments étaient encore, si possible, plus discrets que ceux du MI6. Même pas de drapeau, aucune porte sur Millbank, des fenêtres toujours fermées, avec des encadrements métalliques qui donnaient l’impression qu’elles avaient toutes des barreaux…
Trois cents mètres plus loin, il tourna dans Thorney Street, qui donnait sur Millbank en faisant un coude, longeant tout Thames House, le siège du MI5. Le restaurant se trouvait juste après le coude et Mike Turnball s’y trouvait déjà, en face d’un verre de scotch à la belle couleur ambrée. Les deux hommes se serrèrent la main chaleureusement et John Gilmore commanda à son tour un Defender « 5 ans d’âge ».
Dans son cadre très moderne, le City Café offrait une excellente nourriture. Ils prirent le menu. John Gilmore se laissa tenter par le roast loin of suckling pig, un peu lourd mais délicieux, surtout précédé d’une mixed beans salad. Mike Turnball, lui, se contenta d’un halibut filet, spécialité de la maison. Le tout arrosé de vin sud-africain à 14,5°.
— Well, attaqua Mike Turnball, quel est le problème ? John Gilmore sortit de sa poche la photo de Chawkat Rauf et la poussa vers l’agent du MI5.
— C’est mon meilleur agent au Pakistan. Il est arrivé ce matin d’Islamabad. Nous avons convenu de nous rencontrer dans une safe-house de Queen Ann’s Gate et il n’est pas venu.
— Une explication ?
— Je n’en ai pas. C’est peut-être un contretemps idiot, mais on ne sait jamais. Il m’a parlé d’informations très hot.
— Où devait-il aller à Londres ?
— Il loge toujours dans la mosquée du 88 Green Street.
— Ah, je vois ! soupira Mike Turnball, ce sont des dangereux là-bas. On en a bouclé un pendant deux mois, mais nous avons été obligés de le relâcher. Qu’attendez-vous de nous ?
— Du « baby-sitting », répondit John Gilmore. Rien d’actif. Qu’on veille sur lui, de façon que je sache ce qui se passe. Il faut absolument que je récupère ces informations.
— Well, suggéra l’agent du MI5, on pourrait peut-être procéder à une petite mise en scène. Un contrôle dans la rue, à la suite d’un incident provoqué… Ou une vérification de passeport. Vous pourriez venir le débriefer dans un commissariat.
John Gilmore fit la moue. Pas fou, son collègue voulait partager ses informations.
— C’est risqué, dit-il, il vaut mieux attendre qu’il arrive à leur fausser compagnie.
— Ce n’est pas facile de travailler dans Green Street, remarqua Turnball. Il n’y a que des « bronzés ».
Cette rue de quatre kilomètres de long, point de regroupement des Pakistanais à Londres, avec ses mosquées, ses bijouteries, ses marchands de saris, était surnommée Little Karachi. Pratiquement aucun Anglais de souche n’y vivait. John Gilmore sourit en mâchant son porcelet.
— Vous avez quelques « bronzés » chez vous…
— Pas beaucoup, avoua Mike Turnball, mais je vais me débrouiller. Je prévois combien de temps ? Une semaine ?
— Ça devrait suffire.
— O.K., je vous envoie un request officiel.
Ils terminèrent leur repas tranquillement, commandant des brandies après le café. C’était vraiment une bonne maison. Ils se séparèrent à la sortie du City Café et Mike Turnball se dirigea vers une des petites portes situées sur Thorney Street, de part et d’autre de la grande entrée des véhicules défendue par des herses, des plots d’accès escamotables et des merlons. L’IRA était l’ennemi public numéro un du MI5 qui s’était un peu sali les mains en Irlande du Nord. D’où sa mauvaise réputation. Pourtant, bizarrement, c’est sur l’immeuble du MI6 que des membres de l’IRA avaient tiré une roquette, tout de suite après son inauguration… Sans faire de gros dégâts d’ailleurs.