— Si tu la baises ici, je te tue.
Depuis une heure, dans un silence de mort, l’état-major du MI6 au grand complet visionnait la cassette trouvée dans le caméscope, dans l’auditorium du sous-sol. Une pièce insonorisée comportant une trentaine de sièges confortables.
Dès les premières images, tous avaient retenu leur souffle en découvrant Oussama Bin Laden, assis sous un auvent de fortune composé d’une toile tendue à l’arrière d’un 4 × 4, en compagnie de l’Égyptien Ayman Al-Zawahiri et d’un troisième homme, non encore identifié, en tenue traditionnelle pakistanaise. Le film était en couleur mais le tournage visiblement fait par un amateur. Seul problème : il n’y avait pas de son !
La scène avait été tournée dans un décor de montagnes, en Afghanistan ou au Pakistan. Alentour, on apercevait une vingtaine d’hommes armés, vraisemblablement la garde personnelle du Cheikh. Il faisait beau et ils ne semblaient pas souffrir du froid. Bin Laden arborait une tenue afghane avec le traditionnel pacol et une Kalachnikov était posée à côté de lui.
Sur la séquence suivante, ils découvrirent Ayman Al-Zawahiri discutant, devant une carte déployée, avec un jeune barbu semblant très excité. La carte représentait apparemment une côte, mais l’image n’était pas assez nette pour l’identifier.
Ensuite, le caméraman avait filmé un petit groupe mené par le Pakistanais en camiz-charouar pénétrant dans un bâtiment ressemblant à un hangar, posé au milieu de nulle part, dans le même paysage montagneux. Les images suivantes étaient sous-exposées. Le Pakistanais dispensait des explications à ses invités dans plusieurs décors. D’abord, un bâti supportant différents objets. À gauche, une sorte d’anneau creux métallique, dans lequel s’enfonçait un tube s’encastrant exactement dans l’anneau fermé à son autre extrémité par une plaque de métal.
Le tube se terminait à l’autre extrémité par ce qui ressemblait à un obus de mortier dans lequel il aurait été encastré. Le tout ne mesurait pas plus de deux mètres de long.
La séquence suivante montrait une sorte de coque de métal, épaisse d’une vingtaine de centimètres, séparée en deux parties identiques, qui semblait épouser étroitement les contours du premier engin. Le petit groupe se déplaça ensuite dans un autre coin de cet étrange atelier, pour s’arrêter devant ce qui ressemblait à un creuset vide permettant de fondre du métal. La dernière image montrait le jeune barbu tenant un téléphone portable relié à une boîte noire, qui pouvait être un détonateur électrique. Pour terminer la visite, la caméra balayait quelque chose qui ressemblait à une fonderie artisanale, avec des piles de lingots d’un métal qui pouvait être du plomb. Enfin, on voyait Oussama Bin Laden, accompagné de Ayman Al-Zawahiri, rejoindre dans un paysage de rocaille le groupe d’hommes de son escorte. Ils s’éloignaient ensuite à cheval et la dernière image du film était un soleil couchant disparaissant derrière une crête.
La lumière revint et Sir George Cornwell se tourna vers ses collaborateurs.
— A-t-on pu dater cette cassette ?
— Difficile, répondit le spécialiste du cinéma, mais le caméscope a parlé grâce à une étiquette collée à l’intérieur. Il a été acheté à Dubaï et d’après le numéro de série, nous devrions identifier assez vite le vendeur.
— Le lieu de ce tournage ?
Le spécialiste en géologie leva la main.
— À première vue, d’après l’examen des roches, nous sommes dans un massif du sud de l’Afghanistan ou du nord-ouest du Pakistan, Waziristan ou Baloutchistan. On ne peut pas en dire plus. L’altitude n’est pas élevée car ils semblent tous respirer normalement.
— Pourrions-nous identifier cette construction ? John Gilmore, qui connaissait bien le pays, soupira :
— Sir, il y en a des centaines de cette espèce : des murs de pierre, un toit de tôle, un gros hangar. Bien sûr, on soumettra la photo à nos homologues pakistanais…
Pas encourageant.
— Avez-vous identifié les participants, en dehors de Bin Laden et d’Al-Zawahiri ?
— Le jeune barbu pourrait être Yassin Abdul Rahman, un des fils du cheikh aveugle qui purge une peine de prison à vie aux États-Unis pour avoir tenté de faire sauter le World Trade Center en 1993. Nous savons qu’il se trouve avec Bin Laden, dit à nouveau John Gilmore.
— Celui qui semble avoir organisé cette visite ?
Le responsable de la section Moyen-Orient dit timidement :
— Il me semble avoir reconnu quelqu’un à qui nous avons déjà eu affaire. Nos homologues de la CIA ont un gros dossier sur lui. Il s’appelle Sultan Hafiz Mahmood. C’est un ingénieur nucléaire pakistanais qui a travaillé sous les ordres d’Abdul Qadeer Khan, le père de la bombe atomique pakistanaise. C’est, de notoriété publique, un proche de Bin Laden. Il a d’ailleurs reconnu l’avoir rencontré à plusieurs reprises, pour, prétend-il, des conversations religieuses. Seulement, il dirigeait une ONG installée en Afghanistan dans les locaux de laquelle on a trouvé des manuels de guerre chimique, en novembre 2001. C’est un exalté, qui veut que tout l’oumma profite des découvertes du Pakistan…
— Où se trouve-t-il ?
— À Islamabad. Sur la pression des Américains, le gouvernement pakistanais l’a assigné à résidence, tout comme Abdul Qadeer Khan, qui a livré des centrifugeuses à la Libye, à la Corée du Nord et à l’Iran. Les deux hommes sont d’ailleurs très liés.
— Donc, conclut Sir George Cornwell, sa présence en compagnie de Bin Laden s’explique. L’ISI devrait avoir été au courant de cette rencontre… Il ne nous en ont jamais parlé.
John Gilmore se risqua à intervenir.
— Sir, depuis Hamid Gui[28], l’ISI est infestée d’islamistes radicaux. Ensuite, ses agents ont du mal à opérer dans les zones tribales, contrôlées par des tribus favorables à Al-Qaida et aux talibans.
Sir George Cornwell garda le silence quelques instants, avant de demander :
— Qu’est-ce que peut faire un ingénieur nucléaire dans cet atelier artisanal, qui semblait beaucoup intéresser Oussama Bin Laden ? À quoi peuvent servir les objets qu’on lui a montrés ? On dirait une fusée artisanale. Any idea ?
Un homme assis au dernier rang, barbu, corpulent, portant des lunettes, leva la main.
— Sir, j’ai peut-être une idée. On dirait un engin rudimentaire à rapprochement, du modèle de ceux développés par l’Afrique du Sud, pendant l’apartheid.
Sir George Cornwell fronça les sourcils.
— Pouvez-vous parler anglais, Mark ? Sortez un peu de votre jargon scientifique. Nous ne sommes pas dans un congrès.
Mark Lansdale était le conseiller du MI6 pour tout le nucléaire, le chimique et le biologique, après des années passées dans le programme nucléaire britannique.
Un peu vexé, il laissa tomber :
— Sir, il pourrait s’agir d’un engin nucléaire artisanal. D’une puissance comprise entre dix et vingt kilotonnes, je pense.
CHAPITRE VIII
Le silence qui suivit fut assourdissant, comme si les participants de cette réunion avaient été subitement frappés d’aphasie. Pourtant, leur métier à tous était de prévoir l’imprévisible et d’y faire face. Sir George Cornwell retrouva, le premier, la parole.
— Mark, dit-il, vous parlez sérieusement ?
Question idiote. Mark Lansdale était tout sauf un plaisantin. Il était chargé depuis des années de la lutte contre la prolifération nucléaire militaire. Doux, effacé, peu prolixe, c’était un scientifique de haut niveau qui passait ses journées à dévorer tout ce qui paraissait sur le sujet. Il se contenta de sourire dans sa barbe et d’expliquer :