— Très faiblement, un compteur Geiger ne peut les détecter s’ils sont protégés par une gaine de plomb. À ce stade, ils sont totalement inertes.
— L’uranium est facile à travailler ?
— Il suffit de posséder un creuset chauffé au gaz qui puisse fournir une chaleur de 1 300° Sa température de fusion est d’environ 1 143°. Ensuite, on le met en forme comme n’importe quel métal…
Il avait vraiment réponse à tout. Sir George Cornwell insista :
— Quel est le volume d’une charge nucléaire nécessaire pour cet engin.
Mark Lansdale caressa de nouveau sa barbe. Au fond, il jubilait de se retrouver en vedette.
— Environ trois bouteilles de bordeaux pour le cœur de l’engin, sir. L’uranium est un métal très lourd : 18,5 de poids spécifique.
— Trois bouteilles de bordeaux…, répéta Sir George Cornwell.
Dans l’esprit des gens, la force nucléaire, c’était quelque chose d’énorme, de compliqué. Pas trois bouteilles de bordeaux. Enhardi, Mark Lansdale précisa :
— J’avais discuté avec les Sud-Afs, il y a quelques années, de la technologie de ces engins. Leur fabrication est très simple : il suffit de mouler l’uranium, et on peut l’utiliser presque brut de fonderie, après un seul passage de polissage pour éliminer les aspérités qui pourraient empêcher le rapprochement… Le confinement n’est là que pour retenir la chaleur quelques microsecondes.
— Et que peut-on faire d’un engin comme cela ? demanda John Gilmore.
De nouveau, le scientifique répondit de sa voix calme :
— Il est peu probable qu’on puisse l’utiliser avec un lanceur classique, style missile, car il s’agit alors d’une technologie beaucoup plus compliquée. Mais on peut le transporter en camion, en bateau, en avion même, jusqu’à l’endroit où on désire le faire exploser. Comme cette masse d’uranium 235 est indétectable, sauf par des moyens très sophistiqués, le risque est faible. Le volume – il tient sur une palette de sept pieds de long sur deux de haut – le rend particulièrement facile à manier. Il suffit de le déposer quelque part et de provoquer ensuite l’explosion à distance, en déclenchant la charge d’explosif prévue à cet effet. Cela peut se faire de n’importe quel endroit du monde, à partir d’un téléphone portable, ou même d’un téléphone satellite. Des policiers albanais ont découvert récemment à Tirana, dans une cache d’Al-Qaida, le schéma d’un tel système de mise à feu. Les terroristes de l’IRA ou de l’ETA l’utilisent fréquemment.
John Gilmore était tordu de fureur. Si son agent ne s’était pas fait prendre, il aurait pu obtenir de précieuses informations sur l’origine de cette caméra.
Sir George Cornwell, après un moment de réflexion, reprit l’initiative, se raccrochant à tout.
— Est-il possible que ce que nous avons vu sur ce film soit une maquette, une façon à faire rêver le chef d’Al-Qaida ?
Mark Lansdale se permit de sourire.
— Sir, je ne pense pas qu’on déplace Oussama Bin Laden pour une simple maquette… Je crois plutôt qu’on lui a offert de voir cet engin avant qu’il ne soit acheminé ailleurs.
Sir George Cornwell médita quelques instants et se dit qu’il était enfantin de se dissimuler la vérité.
— Well, admit-il, supposons qu’il s’agisse vraiment d’un engin nucléaire. D’où peut venir le combustible et de quel combustible s’agit-il ?
Il s’était tourné à nouveau vers Mark Lansdale, qui répondit aussitôt comme un ordinateur bien programmé.
— Sir, je crois qu’il faut éliminer le plutonium. D’abord, le Pakistan en possède en très petite quantité et, depuis la fin de la guerre froide, il n’y a jamais eu un cas avéré de vol de plutonium dans les installations russes. Ou alors pour des quantités infinitésimales… On a dit que le KGB avait fait préparer des valises nucléaires destinées à des actions clandestines en cas de guerre… C’est feu le général russe Lebed qui les avait mentionnées. Nos amis de la CIA ont eu confirmation de ce fait. Ces valises ont bien existé, mais elles présentaient plusieurs défauts. D’abord, leur puissance très réduite, de l’ordre de cent tonnes à une kilotonne. Ensuite, leur mise en œuvre impliquait l’utilisation de plusieurs codes successifs. Bien sûr, en les démantelant, des terroristes auraient pu obtenir de la matière fissile, mais pas assez pour fabriquer un engin sérieux.
— Et les têtes nucléaires du Kazakhstan ? interrogea Sir George Cornwell.
— En 1993, reconnut Mark Lansdale, la rumeur a couru que, lors du démantèlement de leurs installations nucléaires dans les républiques musulmanes périphériques de l’URSS, deux têtes de missiles intercontinentaux avaient disparu au Kazakhstan. Personne n’en a plus jamais entendu parler. J’en ai discuté avec mes collègues russes, ils sont persuadés qu’il s’agit d’une erreur administrative. Ou à la rigueur, si ces têtes ont vraiment été volées, elles ont été revendues à des trafiquants qui auraient pu les céder à l’Iran.
— Pourquoi l’Iran ?
— Pour les démonter, sir, et inspecter leur technologie. L’Iran est en train de développer des vecteurs… Mais là encore, je ne vois pas l’utilité de récupérer le combustible. Sûrement du plutonium.
— Donc, cet uranium 235 viendrait bien du Pakistan, conclut Sir George Cornwell.
Prudent, Mark Lansdale précisa aussitôt :
— Disons que c’est l’hypothèse la plus plausible. John Gilmore enchaîna :
— Sir, une des personnes filmées sur ce document, Sultan Hafiz Mahmood, a participé au programme nucléaire militaire pakistanais. C’est la piste à explorer…
Encore une litote.
Le patron du MI6 lança à la cantonade :
— Rien ne doit filtrer de cette réunion, même à l’intérieur du service. Mike et John, rendez-vous dans une heure à mon bureau, afin de décider des mesures immédiates à prendre. Je vais alerter immédiatement les Cousins[30]. Il faut réagir très vite ; John, bravo pour la qualité de vos informations.
*
* *
Sultan Hafiz Mahmood faisait son jogging le long de Siachin Road, face aux Margalla Hills, à l’extrême nord d’Islamabad, la zone la plus résidentielle de la ville, un triangle de villas cossues entre Kopyaban-e-Iqbal et Siachin. Il s’imposait tous les matins d’aller jusqu’à la grande mosquée Sha Faisal et de revenir.
Derrière, trottaient deux membres de l’ISI, ses gardes du corps qui ne le quittaient plus d’une semelle. Même le soir, lorsqu’il recevait ou quand il allait rendre visite à l’une de ses maîtresses en ville, ils étaient là, presque invisibles mais efficaces.
Tout en courant, il ruminait de sombres pensées. La veille au soir, il avait reçu la visite d’un Pachtoun membre d’Al-Qaida, vivant à Peshawar, qui lui avait servi plusieurs fois de guide pour aller retrouver le Cheikh. Un certain Sayed. Ce dernier lui avait appris une très mauvaise nouvelle : à la suite d’un enchaînement d’événements récents, qu’il lui avait détaillés, le caméscope que Sultan Hafiz Mahmood avait offert à Oussama Bin Laden se trouvait entre les mains de la police britannique.
Tout en courant, Sultan Hafiz Mahmood essayait de se rappeler ce qu’il pouvait y avoir sur cette cassette. Et cela le glaçait car il se souvenait parfaitement de Noor en train de filmer la visite du Cheikh à l’atelier d’assemblage de l’engin nucléaire artisanal qu’il avait conçu.
Désormais, le plan « Aurore Noire » était en danger. Tant qu’il ne saurait pas avec certitude ce que les Britanniques avaient découvert, il ne vivrait plus. Et si le gouvernement pakistanais apprenait l’existence de cette cassette, ce serait dramatique.