Le Pakistanais était tellement absorbé dans ses pensées qu’il ne vit pas un gros caillou et trébucha, tombant, les mains en avant. Ses anges gardiens le rattrapèrent presque avant qu’il ait touché le sol…
Il repartit, essayant de se laver le cerveau en se disant que le soir même, il avait rendez-vous avec une magnifique Éthiopienne, travaillant à l’ambassade de son pays, une « gazelle » d’une beauté inouïe, à la peau café au lait qu’on avait envie de lécher. L’évocation de cette superbe proie le ramena à Aisha Mokhtar. Elle se trouvait en Grande-Bretagne, et si la police britannique découvrait qu’elle avait acheté le caméscope à Dubaï, elle risquait de sérieux problèmes. Il fallait donc qu’elle revienne de Londres coûte que coûte, pour se mettre à l’abri au Pakistan. Seulement, il ne pouvait que l’implorer au téléphone, sans préciser la vraie raison de sa demande, et elle penserait qu’il voulait simplement profiter d’elle sexuellement. S’il utilisait le représentant de l’ISI à Londres pour l’avertir, cela supposait de révéler la vérité à l’Agence pakistanaise : le remède était pire que le mal.
Il ralentit. Les quatre immenses minarets de la mosquée Sha Faisal étaient en vue. Il décida d’aller y prier quelques instants. L’aide d’Allah ne lui serait pas inutile dans le proche avenir.
— Je me suis entretenu avec le Premier ministre, annonça Sir George Cornwell. La situation est extrêmement délicate. Si nous projetons cette vidéo à nos homologues pakistanais, ils vont identifier Sultan Hafiz Mahmood. Leur premier réflexe sera donc de le faire disparaître, en le mettant à l’abri ou en le liquidant. Or, il est le seul à pouvoir en dire plus sur cette affaire. Nous avons donc décidé, pour l’instant, de ne rien dire aux Pakistanais.
— Et de faire quoi ? interrogea John Gilmore. Le patron du MI6 n’hésita pas :
— Il faut monter d’urgence une opération clandestine pour récupérer Sultan Hafiz Mahmood et l’exfiltrer du Pakistan.
John Gilmore accueillit cette déclaration avec un silence inquiet. Les Israéliens avaient déjà procédé à ce genre d’opération, toujours extrêmement délicate et dangereuse, surtout dans un pays aussi surveillé que le Pakistan… En plus, sortir du pays n’était pas facile car toutes les frontières avec l’Inde étaient férocement surveillées. Il restait le Sud, par Karachi, mais c’était très éloigné d’Islamabad. Donc, la seule voie d’exfiltration était l’Afghanistan. Où les Américains avaient une logistique importante.
— Comment comptez-vous procéder, sir ? demanda John Gilmore.
— J’ai demandé à Richard Spicer de venir me voir d’urgence, annonça le chef du MI6. Nous lui projetterons le film, sans lui donner de copie. Je ne veux courir aucun risque de fuite. Les Cousins sont en première ligne si cette bombe est une réalité. N’oublions pas le 11 septembre. Elle est très vraisemblablement destinée à l’Amérique. Or, nous ignorons aujourd’hui où elle se trouve…
— Et également pour quand elle est programmée, souligna John Gilmore.
— Mark Lansdale nous a expliqué qu’elle peut l’être instantanément, lorsqu’elle est en place, corrigea le chef du MI6. C’est extrêmement inquiétant. Les Cousins pourront nous fournir des moyens matériels pour une exfiltration. Ils ont des hélicoptères et travaillent avec l’armée pakistanaise. Seulement, il y a un hic, un gros hic.
— Lequel, sir ?
— Je les connais. Ils voudront en parler à leur « ami » Musharraf, celui qu’ils embrassent sur la bouche. Pour obtenir une solution politique. Et Musharraf va s’empresser de détruire toutes les preuves. Je connais les Pakistanais. Si cette histoire est une réalité, ils vont la nier, la tête sur le billot, jusqu’à ce que cette foutue bombe explose.
— Vous pensez que le gouvernement pakistanais est dans le coup ?
Sir George Cornwell secoua la tête.
— Honnêtement, non. Ils sont trop prudents et, même s’il y a des islamistes dans l’ISI et si la société pakistanaise est extrêmement conservatrice, je ne vois pas Musharraf jouer à ce petit jeu. Il a trop besoin des États-Unis. Mais il ne sait pas forcément tout ce qui se passe chez lui. N’oubliez pas que les deux tentatives d’assassinat menées contre lui ont été commises par des gens liées à l’armée…
Un ange passa, les ailes peintes aux couleurs pakistanaises.
— Sir, suggéra John Gilmore, je pourrais aller rendre visite à Hamid Gui, nous sommes demeurés en bons termes et il connaît beaucoup de monde chez les islamistes radicaux.
Évidemment ! L’ancien patron de l’ISI en était un lui-même et avait truffé son service d’islamistes purs et durs, qui avaient pris maintenant du galon.
— Inutile, remercia Sir George Cornwell. Si cette opération est lancée, c’est déjà trop tard. Je vais demander aux Cousins de surveiller la zone tribale avec leurs drones et leurs U-2. C’est peut-être un coup d’épée dans l’eau, mais c’est mieux que rien. Pour moi, l’opération est déjà en cours et l’engin a quitté le lieu d’assemblage. Il faut désormais le retrouver avant qu’il ne soit trop tard… Le seul capable de nous donner des informations, c’est ce Sultan Hafiz Mahmood. Donc, nous devons le récupérer.
Aisha Mokhtar se préparait à aller déjeuner au Savoy avec un jeune lord prodigieusement ennuyeux et incroyablement riche, qui dissimulait sous un bégaiement de naissance un goût sexuel très vif pour les personnes de couleur, lorsque son portable sonna.
La jeune femme n’avait pas encore décidé de la suite à donner à ce déjeuner, mais la perspective de monter se faire sauter dans une chambre du Savoy comme une vulgaire call-girl l’excitait plutôt. Ce serait un petit intermède amusant en attendant d’aller rejoindre son nouvel amant de cœur au fond de l’Autriche, pays dont elle ignorait la localisation en Europe, jusqu’à sa rencontre de la semaine précédente… Elle s’était précipitée sur le Gotha et avait été impressionnée par les titres de l’homme qui l’avait si élégamment sodomisée lors de leur première rencontre. Avec une maestria qui prouvait son goût pour la chose. L’idée de subir le même traitement, attachée sur un lit à baldaquin dans un château qu’elle imaginait médiéval, lui chauffait le ventre…
— Allô ? fit-elle. Who is calling ?
— C’est moi.
La communication était de mauvaise qualité mais elle reconnut immédiatement la voix de Sultan Hafiz Mahmood, et s’étonna ; il l’appelait rarement sur son portable…
— Comment vas-tu ? demanda-t-elle, en mettant le plus de chaleur possible dans sa voix.
— Tu me manques beaucoup ! répondit le Pakistanais.
— Moi aussi, tu sais.
Avec les Jeux olympiques qui approchaient, il fallait s’entraîner pour la médaille d’or du mensonge. L’autre saisit la balle au bond.
— Il faudrait que tu viennes, je ne peux pas me déplacer en ce moment, expliqua Sultan Hafiz Mahmood. J’ai quelque chose de très important à te dire. Tu pourrais rester une semaine et repartir. Cela me ferait tellement plaisir…
La voix parvenait brouillée, avec de l’écho, des parasites, mais Aisha Mokhtar sentit une tension inhabituelle chez son amant. Ce n’était pas seulement l’envie sexuelle qui le motivait. Il y avait autre chose, mais elle ne voyait pas quoi… Impossible d’en dire plus au téléphone…
— Ce n’est pas très facile, objecta-t-elle. J’ai beaucoup d’engagements ces jours-ci, mais je pense qu’en juillet je pourrai faire un saut pour voir ta nouvelle maison.