— Où allons-nous ? demanda-t-il.
— Stara markaz, sir, in G7[37], fit Hassan.
Islamabad était découpé en carrés, portant chacun une lettre et un numéro. Au cœur de chacun d’eux se trouvait un centre commercial regroupant de multiples échoppes, un marché et une mosquée. Ils gagnèrent Constitution Avenue, longeant la présidence, puis Hassan tourna à droite dans Jinnah Avenue qui traversait, sous divers noms, Islamabad d’est en ouest, sur plus de dix kilomètres… Tournant ensuite dans Jasmin Road, bordée de maisons traditionnelles, Hassan s’arrêta et se retourna.
— Sir, you go straight to Rehman Baba[38].
Malko descendit. Le markaz était rectangulaire. Il se trouvait au nord et gagna l’est, Rehman Baba Street, bordée d’une variété incroyable d’échoppes qui offraient de tout, des saris aux lampes à pétrole, se demandant qui il allait rencontrer…
Et soudain, il les vit ! Arrêtés devant une boutique de saris, gauches comme des collégiens dans une boutique de lingerie.
Chris Jones et Milton Brabeck, environ un mètre quatre-vingt-dix de muscles chacun. Même avec des chapeaux de toile, des lunettes de soleil, des chemisettes bariolées et des pantalons de toile, ils n’arrivaient pas à ressembler à de vrais touristes. Heureusement, les Pakistanais avaient peu de points de comparaison, le tourisme étant à peu près inexistant dans leur pays, à part quelques Japonais venant explorer d’anciens temples bouddhistes, le long de la frontière afghane. Baby-sitters rattachés à la Direction des Opérations de la CIA, anciens du Secret Service, Chris Jones et Milton Brabeck vénéraient Malko depuis longtemps, après avoir survécu avec lui à quelques aventures difficiles. Les Américains s’exportant de moins en moins facilement, ils sortaient peu de leur pays. D’ailleurs, en dépit de leur âme en acier trempé, ils nourrissaient un certain nombre de phobies envers tout ce qui n’était pas strictement américain, comme le hamburger et la bière Budweiser, et ne considéraient comme civilisés que les pays où on pouvait boire de l’eau du robinet…
Malko s’approcha d’eux et Chris donna un coup de coude à Milton.
— He, look !
Ils rayonnaient. Malko, de près, s’aperçut que leur peau était enduite d’une épaisse couche de crème blanchâtre…
— Nous nous rencontrons par hasard ! avertit Chris Jones, alors on ne s’embrasse pas.
— Pourtant, on aurait envie ! renchérit Milton Brabeck.
Le marchand de saris s’approcha d’eux et le gorille fit un saut en arrière.
— Je suis sûr qu’il a plein de bêtes, grommela-t-il. Le sida, ça peut s’attraper en se serrant la main ? Ici, il paraît qu’ils ont toutes les maladies. Je mettrais bien un masque à gaz… Et cette putain de chaleur ! C’est inhumain.
— Vous êtes logés dans le compound de l’ambassade ? demanda Malko.
— Yeah. Heureusement : il y a la clim, on a de l’eau en bouteille et on bouffe à la cantine. De la nourriture de Blanc. Il paraît qu’on s’empoisonne dans les restaurants, ici.
— Qui vous a dit ça ?
— Un copain des Marines. Il a bouffé une fois dans un chinois, il est resté une semaine couché et a failli crever… Bon, on est quand même contents de vous voir…
— Vous avez déjà travaillé ?
— Un peu. On est allés reconnaître le parcours du gus qu’on doit exfiltrer, dans un fourgon banalisé. C’est plutôt joli. Il y a plein de verdure et des mosquées partout. Pas une seule église.
— C’est le pays musulman, commenta Malko. Comme l’Arabie Saoudite.
Milton Brabeck soupira.
— Ces bougnoules, avec leur barbe, ils ressemblent tous à Bin Laden. Et j’ai pas vu un mec sans moustache.
Malko sourit.
— Le rêve de tout jeune Pakistanais est de ressembler au prophète Mahomet, qui portait barbe et moustache. Ça accapare la plus grande partie de leur énergie. Bon, quel est le programme ?
Il ne tenait pas à ce qu’on les repère, visibles comme des mouches dans un bol de lait, dans cette foule uniformément pakistanaise.
— On a rendez-vous ce soir au club de l’ONU, annonça Chris Jones. Le COS sera là.
— Bien, approuva Malko. Je sais où c’est.
— Non, corrigea Milton Brabeck, il a déménagé. Il se trouve désormais en F7, dans la 14e Rue, tout au fond. Votre nom aura été donné au gardien. Venez vers sept heures.
Le club de l’ONU, une structure privée, permettait aux diplomates et à leurs invités de se retrouver entre eux, de manger une cuisine internationale, de boire de l’alcool et de regarder les télévisions étrangères.
— O.K., conclut Malko, à sept heures.
— D’ici là, ne regardez pas les femmes dans les yeux. C’est mal vu, vous pourriez vous faire lyncher…
Il s’éloigna vers sa voiture, laissant les deux gorilles encore plus mal à l’aise. Hassan annonça, en lui ouvrant la portière :
— On m’a dit de vous conduire à Taxila, sir, pour une visite des ruines.
— Bonne idée, approuva Malko.
Il monta à côté d’Hassan, afin de repérer l’itinéraire. Le jour du kidnapping, ils seraient livrés à eux-mêmes…
*
* *
Les camions au fronton peinturluré, chargés à exploser, passaient leur temps à se doubler comme des fous, dans des concerts de klaxon, sans le moindre souci des voitures. Deux fois, Hassan avait été obligé de rouler sur le bas-côté pour ne pas être écrabouillé par un monstre chargé de billes de bois. L’autoroute Islamabad-Peshawar, c’était le Salaire de la peur… D’ailleurs, elle n’avait d’autoroute que le nom, se réduisant parfois à un unique ruban d’asphalte, poussiéreux et défoncé. Le pire, c’était les cyclistes, complètement incongrus dans cette jungle motorisée, surgissant de partout avec un calme incroyable, juchés sur de hautes bicyclettes noires, souvent sans freins.
Quant aux bus, bourrés à craquer de voyageurs abrutis de chaleur, leurs chauffeurs étaient probablement payés à la course. Pied au plancher, ils prenaient tous les risques pour gagner quelques mètres. Le paysage désolé, plat comme la main, aux arbres imbibés de poussière jaunâtre, était noyé d’une brume de chaleur. Parfois, sur un bas-côté, une cabane en planches proposait des boissons sans alcool, des pastèques ou des fruits.
Deux camions, décorés jusqu’aux essieux, surchargés d’une montagne humaine se retenant à ses ballots, tentaient de se doubler. Hassan, deux roues sur le bas-côté, dans la Morris à 30°, parvint à prendre le dessus…
— Have to take petrol[39], annonça-t-il.
Ils stoppèrent à une station PSO où se trouvaient déjà des camions et un bus sans vitres plein de passagers hébétés de fatigue, gavés de poussière, avec des regards vides d’animaux. Même les bébés ne criaient pas.
Une demi-heure plus tard, Hassan, après être passé devant la gare de Taxila, arrêta Malko devant le musée, situé en bordure d’une des trois villes en ruines du site, Bhir Mound. L’ensemble du site comprenait les ruines de deux autres villes, Sirkaph et Sirsouk, ainsi qu’un énorme stûpa dédié à Bouddha. Jadis, les invasions s’étaient croisées ici, des Grecs en passant par Darius, jusqu’à Alexandre le Grand. Il ne restait aujourd’hui que des murs ne dépassant guère deux mètres de hauteur, envahis par la végétation, écrasés de chaleur. Situé à trente-deux kilomètres d’Islamabad, Taxila était un lieu de promenade familiale le vendredi, mais désert en semaine.