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La plage d’El-Ma’an, à trente kilomètres au nord de Mogadiscio, capitale éclatée d’un État – la Somalie – qui n’existait plus depuis une quinzaine d’années, livré à des clans féroces dont l’avidité n’avait d’égale que la cruauté, n’avait plus de plage que le nom… En effet, depuis la fermeture du port international de Mogadiscio, un des chefs de faction somaliens, Musa Sude, l’avait transformée en port de secours. Certes, il n’y avait aucune installation portuaire, mais on y remédiait par une noria d’embarcations qui effectuaient la navette entre les navires ancrés en face de la plage et celle-ci.

Des monceaux de marchandises diverses et de containers étaient entassés sur le sable, avant d’être acheminés vers leur destination finale, Mogadiscio ou ailleurs, par d’énormes camions, pour la plupart dérobés aux ONG avant leur fuite du pays. Le film La Chute du Faucon noir avait popularisé l’échec cinglant des Américains en Somalie, en 1993. Ceux-ci avaient voulu capturer un chef de guerre, n’y étaient pas parvenus, perdant dix-huit hommes et deux hélicoptères Blackhawk, avant de rembarquer piteusement, abandonnant le pays à son triste sort.

Depuis, les milices s’étaient partagé le gâteau, occupant chacune quelques quartiers de la capitale, ouvrant des aérodromes de fortune pour s’approvisionner en khat[42] à partir du Kenya, ou en électronique via Dubaï. Tout cela fonctionnait cahin-caha, sans gouvernement et sans autorités, au prix de quelques règlements de comptes sporadiques, violents et brefs. Et cela ne marchait pas si mal. Alors qu’au Kenya voisin, pays à peu près « normal », les téléphones portables ne fonctionnaient pas, à Mogadiscio, ils marchaient : les différentes factions rivales s’étaient entendues pour louer une place sur un satellite du réseau Thuraya…

Yassin Abdul Rahman, accroupi en bordure de la plage d’El-Ma’an, dans une zone d’épineux, à l’abri d’une vieille toile de tente rapiécée tenue par quatre piquets, regardait la mer, et surtout un navire qui se trouvait ancré à environ un kilomètre du rivage. Un vraquier de 22 000 tonnes qui se trouvait déjà à cette place lors de leur arrivée de Gwadar, une semaine plus tôt. Le boutre qui les avait amenés depuis le Baloutchistan avec leur précieuse cargaison était reparti aussitôt. Son propriétaire cabotait toute l’année entre le Pakistan, l’Iran, Oman et l’Afrique. À ses yeux, ce voyage n’avait rien de particulier. Il avait débarqué les hommes et son chargement dans une barge munie d’une grue qui assurait le déchargement des cargos.

Un des hommes allongés sur des nattes, à l’ombre, s’approcha de Yassin Abdul Rahman et demanda :

— Quand repartons-nous, mon frère ?

— Inch Allah, bientôt, répliqua le fils du cheikh Abdul Rahman.

À lui aussi, cette inaction pesait, mais il devait obéir aux ordres, qui venaient de très loin, et prenaient en compte tous les éléments de leur mission. La moitié d’entre eux demeuraient à bord du vraquier, afin de surveiller leur bien le plus précieux et de guider des ouvriers somaliens en train d’y effectuer quelques travaux. Les autres préféraient dormir sur la terre ferme, en dépit des insectes, de la chaleur et de l’inconfort. Aucun n’aimait la mer. Ils demeuraient groupés, ne se mêlant pas aux Somaliens s’activant sur la plage d’El-Ma’an. D’abord, tous ne parlaient pas arabe, et ensuite leur chef, Yassin Abdul Rahman, leur avait recommandé la plus grande prudence : personne ne devait savoir pourquoi ils se trouvaient là. Plusieurs fois, Musa Sude, qui contrôlait le « port » d’El-Ma’an, était venu avec une escorte lourdement armée, mais il n’avait échangé que quelques mots avec leur chef.

Ici, à Mogadiscio, presque tous admiraient Oussama Bin Laden et vomissaient les Occidentaux. Les gens qui campaient sur la plage à l’écart et semblaient très religieux ne pouvaient qu’éveiller la sympathie, même si on les soupçonnait d’être liés à un réseau terroriste.

Une barque à moteur s’approchait de la plage. Une partie des hommes arrivés de Gwadar en débarqua. C’était leur tour de se reposer à terre. Yassin Abdul Rahman embarqua avec son groupe. Depuis son départ des montagnes afghanes, il n’avait jamais reparlé à Oussama Bin Laden, mais ses pensées ne cessaient d’aller vers lui : il était fier d’avoir été choisi pour cette mission unique où tous allaient sacrifier leur vie pour la plus grande gloire d’Allah. Ils attendaient avec impatience l’ordre de départ de Mogadiscio. Désormais, c’était une question de jours.

À peine fut-il à bord du vraquier qu’il commença sa tournée d’inspection. D’abord l’extérieur : les travaux de peinture étaient presque terminés et le navire arborait déjà son nouveau nom et les modifications de couleur qui allaient avec.

Yassin Abdul Rahman gagna ensuite la première cale, où ses hommes avaient débarqué les armes achetées à Mogadiscio, alignées sur des bâches avec leurs munitions. L’équipage « technique » du vraquier était principalement malais et philippin, mais des Philippins issus de l’île de Mindanao. Tous musulmans, anciens du groupe Abu Sayyaf. Ils ne connaissaient pas la nature de leur mission, mais savaient qu’ils devraient peut-être sacrifier leur vie. Tous étaient volontaires. Yassin Abdul Rahman frappa à la porte du capitaine et entra. Celui-ci, Sayyef Satani, originaire de l’île de Jolo, était depuis longtemps un membre actif de la guérilla islamiste. Il était secondé par un Indonésien, qui avait dû fuir son pays après avoir participé à divers attentats.

Les deux hommes étaient penchés sur une carte de l’océan Indien, traçant une route qui coupait, à un certain endroit, une autre route venant de l’Est.

— Rien de nouveau ? demanda l’Égyptien.

— Non. Nous allons partir d’ici dans quarante-huit heures. Il nous faut trois jours de mer pour arriver au point de rendez-vous.

— Vous avez essayé les machines ?

— Oui. Elles tournent bien.

— Pas de fuites, d’événements anormaux ?

— Un boutre est venu tourner autour du bateau. Il voulait nous vendre des bananes et du riz, répondit Sayyef Satani. Nous leur avons dit que nous n’avions besoin de rien…

Yassin Abdul Rahman éprouva une crainte brutale.

— Ils ont vu le nom, à l’arrière ?

Le capitaine malais le rassura aussitôt.

— Non, il y avait une bâche suspendue devant, ils ne pouvaient rien voir.

Des réseaux de mouchards rapportaient tout à leurs chefs de guerre respectifs, dans l’espoir de découvrir de juteux trafics taxables. C’est la raison pour laquelle le vraquier s’était ancré très au nord, loin des autres bateaux qui ne restaient pas longtemps. Mais au « port » d’El-Ma’an, personne ne posait de questions. Il n’y avait ni loi, ni règlement, ni autorités. Il fallait simplement verser des « droits de passage » aux différents chefs de guerre.

Rassuré, Yassin Abdul Rahman sortit de la cabine. L’impatience le rongeait. Il avait hâte de quitter ce monde dans un gigantesque feu d’artifice qui frapperait de stupeur les ennemis d’Allah. Il descendit deux échelles successivement, arrivant à la cale principale remplie de sacs de riz. L’Égyptien contempla longuement les alignements de sacs de cinquante kilos, achetés un peu plus tôt, dans un autre port. Du riz de Thaïlande, dont les sacs portaient d’ailleurs des inscriptions en thaï. Il grillait d’envie d’en déplacer quelques-uns, mais se raisonna. D’abord, ces sacs étaient très lourds, et ensuite, à quoi bon ? Son regard perçait leur épaisseur et il revoyait la palette chargée des semaines plus tôt à Gwadar, sur laquelle reposaient tous leurs espoirs. Il se mit à tousser, à cause de la poussière et de l’extrême chaleur, et décida de remonter sur le pont, après avoir refermé les deux énormes cadenas qui interdisaient l’accès à cette cale, en trois langues : arabe, urdu et malais.

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42

Plante hallucinogène que l’on mâche.