L’hélico, sans remonter le filin, mit le cap sur la côte, dont on apercevait les lumières. Mort de peur, Mohamad, qui était un bon musulman, se mit à prier.
Qu’est-ce que tout cela signifiait ?
Le voyage fut très court. Une vingtaine de minutes. Il reconnut alors le port de Gwadar. C’était la première fois qu’il voyait sa ville du ciel. L’hélico continua vers le nord pour atterrir dans la cour d’une caserne de l’armée pakistanaise, au milieu d’un groupe de civils et de militaires qui l’arrachèrent à son filet, le remirent sur pied et l’entraînèrent brutalement à l’intérieur des bâtiments.
Il se retrouva dans une pièce nue avec une chaise au milieu, à laquelle on l’attacha, menotté. Un civil se planta en face de lui et lança :
— Tu t’appelles bien Mohamad Khushal ?
— Oui.
L’autre le gifla violemment, deux fois, comme si ce nom était un blasphème.
— Tu es le capitaine d’un boutre d’ici ?
— Oui.
Nouvelle paire de gifles. Il était aux mains de l’ISI. L’homme qui le frappait attira une chaise et se plaça face à lui.
— Mohamad, dit-il, un jour d’avril dernier, tu as embarqué un chargement avec l’aide d’une grue et de quelques hommes qui arrivaient de la montagne, escortés par les hommes du Nawar Jamil Al Bughti. Je veux tout savoir sur ces hommes, sur la marchandise que tu as chargée et, surtout, où tu l’as déchargée. Si tu dis un seul mensonge, je t’arrache les couilles avec des tenailles.
Pour bien montrer qu’il était sérieux, ce dont Mohamad Khushal ne doutait pas, il le gifla, quatre fois de suite.
Le vrai dialogue pouvait commencer.
*
* *
Aisha Mokhtar venait de commander une glace à la vanille et aux fruits rouges, dessert préféré de la reine Elizabeth II, dans le cadre un peu triste de la salle à manger de l’hôtel Connaught, dans Bond Street, lorsque le portable de Malko sonna. La voix qui sortait de l’appareil était si forte qu’il dut l’éloigner de son oreille. Le maître d’hôtel lui jeta un coup d’œil réprobateur. Dans ce temple de la vieille Angleterre, le portable était tout juste toléré.
— Ça y est, ils ont retrouvé le bateau qui est parti à Mogadiscio ! claironna Richard Spicer. On vous attend au « 6 », 14 h 30.
Il avait juste le temps de reprendre une tranche de l’extraordinaire rosbeef coupé au goût des clients, à la cuisson absolument parfaite. Aisha Mokhtar lui jeta un regard curieux.
— Que se passe-t-il ?
— Nous venons de franchir un pas peut-être décisif !
Les Pakistanais ont retrouvé le capitaine du boutre qui a transporté cette arme nucléaire de Gwadar à Mogadiscio. Espérons que cela mènera quelque part.
Aisha ne répondit pas. Elle qui se préparait à essayer une des chambres du Connaught était franchement déçue. La perspective d’un engin nucléaire en liberté ne semblait pas la toucher, ce qui n’était pas le cas de tout le monde. Discrètement, les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient mis tous leurs services d’écoutes en alerte rouge, multiplié les contrôles maritimes, recherchant le moindre indice pour retrouver la trace de l’engin, qui semblait s’être volatilisé depuis son départ de Gwadar. Tous les Services amis avaient été sensibilisés également, et la CIA leur avait communiqué les éléments dont elle disposait, c’est-à-dire pas grand-chose. Bien entendu, le secret le plus absolu entourait l’affaire : inutile de déclencher une panique mondiale.
Malko demanda l’addition, baisa la main d’Aisha et la laissa en tête à tête avec sa glace royale. Vingt minutes plus tard, un jeune Anglais du MI6, habillé comme une gravure de mode, l’introduisait dans le bureau de Sir George Cornwell. Malko aperçut tout de suite la grande carte fixée au mur du fond : la côte somalienne, de Djibouti à Mombasa, encadrée par des photos prises par des drones de la région de Mogadiscio.
Courtoisement, le chef du MI6 se leva et vint l’accueillir. Une douzaine de personnes étaient réunies autour d’une grande table de conférence Queen Ann, cirée de frais. À part Richard Spicer, tous étaient des Britanniques du MI6. Sir George Cornwell les présenta et Malko retint le nom d’Ellis MacGraw, chef de poste à Nairobi, et d’un certain Gregor Straw, responsable des opérations clandestines. Il y avait aussi un conseiller naval du MI6, parmi ceux dont il ne retint pas le nom.
L’ambiance était visiblement tendue…
— Avez-vous de bonnes nouvelles ? interrogea Malko en prenant place à côté de Richard Spicer.
— Nous avons des nouvelles, tempéra le Britannique. L’ISI a retrouvé le capitaine du boutre ayant transporté l’engin et l’a confessé. Je pense qu’il a dit tout ce qu’il savait.
Quand on connaissait leurs méthodes d’interrogatoire, c’était une vérité d’évidence. D’autant qu’ils étaient sérieusement motivés.
— Alors ? demanda Malko.
— Il a dit ne rien savoir de la cargaison qu’il a décrite. On nous a envoyé un croquis : cela peut être n’importe quoi ! Un objet d’environ deux mètres de long, sur quatre-vingts centimètres de haut, dissimulé sous une bâche en plastique noire, le tout fixé sur une palette. D’après le grutier qui l’a déposé à bord du boutre, l’ensemble pesait environ 600 kilos.
— Et d’où venait-il ?
— Il n’en savait rien, mais le convoi était protégé par un chef tribal retrouvé lui aussi par l’ISI, qui l’avait pris en charge dans un coin perdu à l’ouest de Quetta. Les Paks y sont allés avec des compteurs Geiger et n’ont rien trouvé, les habitants du hameau se souviennent que des gens – des Pakistanais – sont venus travailler quelque temps dans un hangar, mais rien de plus. Là-bas, on ne pose pas de questions. Bref, nous avons la date exacte de l’embarquement sur le boutre : le 26 avril.
— Avec qui ?
— Il y avait des Pakistanais et des Arabes. Dont l’un correspondrait au signalement d’un membre de l’entourage de Bin Laden, Yassin Abdul Rahman. D’après le capitaine du boutre, ces hommes étaient très pieux et n’avaient pas l’habitude de la mer : ils ont été malades pendant toute la traversée. Ils ne parlaient pas à l’équipage, se contentant de prier, de dormir et de manger. Ils ont mis presque trois semaines pour arriver en Somalie ! Ce boutre marche, au mieux, à huit nœuds. Avant de toucher la côte, le grand Arabe qui portait toujours une djellaba blanche a communiqué par portable avec quelqu’un à terre. Ils sont arrivés à la nuit tombée. Une barge munie d’une grue est venue prendre le chargement et les hommes qui l’accompagnaient. Le capitaine a été payé et remercié.
— Où était-ce ?
— Il ne connaissait pas le nom, une plage à une trentaine de kilomètres au nord de l’ancien port de Mogadiscio.
— Et la barge ?
— Elle a gagné le rivage et il ne s’en est plus occupé. Ils avaient rencontré pas mal de mer et le capitaine voulait se reposer avant de repartir le lendemain matin. Ce qu’il a fait à l’aube. Il a remarqué qu’une quinzaine de boutres et deux grands navires dont un pétrolier étaient ancrés à une certaine distance de la plage.