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— Arrête-toi ! C’est l’heure de l’Asr.

Docilement, le chauffeur donna un long coup de klaxon et fit des appels de phares. La Range Rover de tête ralentit. Yassin Abdul Rahman chercha des yeux un endroit pour s’arrêter. La piste filait entre deux murailles de makran, sorte de mâchefer gris noir, avec des sommets à près de deux mille mètres, sans un brin d’herbe, déchiqueté, sculpté jadis par des pluies dans un pays où il ne pleuvait plus, avec des arêtes acérées comme les dents d’un dragon géant. Personne ne vivait là, même les lièvres fuyaient cette zone sans eau et sans vie.

Enfin, un bas-côté caillouteux apparut après un virage et la Range Rover de tête s’y arrêta, imitée par les trois autres véhicules.

Les hommes sautèrent à terre, déplièrent leur tapis de prière, cherchant la direction de La Mecque. Il ne faisait pas trop chaud mais cet écran noirâtre était oppressant. Même pas d’oiseaux ! Yassin Abdul Rahman s’agenouilla sur le petit tapis de prière rapiécé et troué qui ne le quittait jamais et se prosterna, priant pour le succès de sa mission. Lui savait de quoi il s’agissait. Il s’était même fait photographier avant le départ devant ce qu’ils escortaient. La photo était demeurée en possession d’Oussama Bin Laden. Après le succès de sa mission, elle serait remise à sa famille et vénérée comme une icône… Preuve de sa participation à la plus spectaculaire opération lancée par Al-Qaida depuis sa création.

Une opération qui ferait trembler d’effroi leurs ennemis et remplirait de joie le cœur de millions de fidèles. Même le traître Pervez Musharraf serait obligé de s’en réjouir, quel que soit le prix qu’il aurait à payer.

La prière terminée, tous se relevèrent. Certains se mirent à manger des pastèques, ou à boire un peu d’eau en grignotant du riz. Cela faisait déjà quatre heures qu’ils roulaient. Les guerriers du Nawar, accroupis, le fusil serré entre leurs genoux, impassibles sous leur turban, ressemblaient à des statues… Leur chef, Jamil Al Bughti, s’approcha de Yassin Abdul Rahman.

— Nous avons encore beaucoup de route, annonça-t-il, il ne faut pas perdre de temps.

Les chauffeurs vérifièrent les pneus et le convoi se remit en route. Impossible de rouler à plus de soixante sur la piste poussiéreuse et défoncée. De temps à autre, ils croisaient un camion au fronton peinturluré, ses ressorts écrasés sous la surcharge, ou un bus dont la moitié des passagers étaient tassés sur le toit avec leurs bagages.

Ou encore une paisible caravane de chameaux avançant sur le bas-côté. Dans les rares villages traversés, quelques Baloutches, accroupis sur leurs talons, semblaient figés pour l’éternité. Le paysage était d’une monotonie sinistre, avec ses crêtes aiguës et noirâtres, son absence de végétation…

Yassin Abdul Rahman déplia une carte sur ses genoux : ils n’arriveraient pas avant neuf heures du soir à Gwadar.

*

*   *

Sultan Hafiz Mahmood venait de traverser la localité de Turbat et filait désormais vers le sud. La fatigue faisait voler le volant entre ses mains moites de sueur. Encore un peu plus de cent cinquante kilomètres jusqu’à Gwadar. Il avait le choix entre deux itinéraires. Soit la route normale jusqu’à Suntzar, au revêtement meilleur, soit un raccourci qu’il devait emprunter à la hauteur de Piri Chat, une piste descendant droit vers le sud, mais en très mauvais état. Ses reins le faisaient souffrir. Il conduisait comme un automate, ses suiveurs toujours accrochés à ses basques. Eux aussi avaient dû faire le plein d’essence, avant de réapparaître dans son sillage.

Depuis quelque temps, une question l’obsédait : ces agents de l’ISI avaient-ils un Thuraya ?

Si c’était le cas, il était presque trop tard pour les éliminer. Ils pouvaient demander du secours à Gwadar où l’ISI disposait sûrement d’une antenne. Et l’opération « Aurore Noire » était en danger. Le convoi de Yasim Abdul Rahman arriverait après lui, par la même route, et ses poursuivants ne manqueraient pas de le repérer. Jusqu’ici, ils ne savaient rien de ses intentions, le suivant automatiquement. Mais dès qu’ils apercevraient les deux Range Rover et les deux camions, ils rapporteraient leur découverte à leur Centrale, s’ils possédaient un moyen de communication. La catastrophe.

Impossible alors de continuer la seconde partie du voyage, prévue par mer. Ils relèveraient l’immatriculation du bateau et en interrogeant l’escorte baloutche, apprendraient le point de départ de la caravane.

En plus, de la base maritime de Plasni, la marine pakistanaise pouvait facilement arraisonner un boutre se traînant à huit nœuds à l’heure. La joie de retrouver bientôt Yassin Abdul Rahman était gâchée par la présence obsédante des deux agents derrière lui. Le jour commençait à baisser et Sultan Hafiz Mahmood n’avait pas encore trouvé de solution pour semer ses suiveurs.

Et s’ils possédaient un Thuraya, il était déjà trop tard, se répétait l’ingénieur nucléaire, enrageant de ne pas avoir d’arme… Il aurait mis son véhicule en travers de la route et abattu les deux gêneurs.

Soudain, au détour d’un virage, il aperçut la mer dans le lointain et son cœur battit plus vite. Il ferait jour encore deux heures environ. Tout en roulant, il commença à échafauder un plan.

Uthai Amirali et Hussein Aqqani, les deux agents de l’ISI, n’en pouvaient plus de fatigue, s’attendant à chaque instant à ce que leur vieux véhicule fourni par l’antenne de l’ISI à Karachi rende l’âme. Bien entendu, leurs collègues leur avaient donné la voiture la plus pourrie du parc ! Eux-mêmes ne pensaient pas aller très loin. L’homme qu’ils suivaient, Sultan Hafiz Mahmood, n’avait qu’un petit sac de voyage et il n’y avait pas grand-chose à faire au Baloutchistan. Lorsqu’ils l’avaient vu s’arrêter au chantier naval de Gaddani, ils avaient bien cru être au bout du voyage. Le Pakistanais était sûrement venu là conclure une affaire.

Leur surprise avait été immense de le voir repartir vers Bela, et ensuite vers l’ouest.

Où diable pouvait-il aller ?

Ils avaient tout juste assez d’argent pour payer leur essence et aucun vêtement de rechange. Et pas de moyen de communication. On ne donnait des Thuraya que pour des affaires sérieuses et à des agents plus gradés qu’eux.

C’était la première fois qu’ils s’enfonçaient aussi loin dans le Baloutchistan.

— À Gwadar, avança Uthai Amirali, on pourra téléphoner et rendre compte.

Hussein Aqqani, qui mourait de soif, grommela :

— On va surtout boire et bouffer ! Pourquoi on ne le double pas pour l’arrêter ? Il faut une permission spéciale pour venir ici.

Effrayé, Uthai Amirali protesta.

— C’est un homme important… On ne peut pas faire cela. Il va bien nous mener quelque part.

— Tu crois qu’il n’a pas vu qu’on le suivait ? rétorqua son partenaire. Il doit se méfier.

— Il est sûrement venu jusqu’ici pour un rendez-vous, remarqua judicieusement Uthai Amirali.

Déjà, il entrevoyait la possibilité d’une prime, s’il ramenait quelque chose d’intéressant à Karachi. Devant eux, la Land Rover dégringolait vers la mer qui barrait désormais l’horizon au sud. Les derniers massifs du sinistre Makran faisaient place à un paysage un peu plus verdoyant. Ils allaient bientôt arriver à Gwadar.

*

*   *

Une petite baraque en bois, en bordure de la piste, offrait des boissons fraîches, des pastèques, des bouteilles d’essence ou de gas-oil. Bien qu’on ne soit qu’à quelques kilomètres de Gwadar, on se serait cru en plein désert. Sultan Hafiz Mahmood regarda la route qui s’enfonçait entre deux massifs montagneux. Dans une heure, il ferait nuit et déjà les montagnes éclairées par le soleil couchant prenaient des teintes magnifiques, presque féeriques.