— J’ai demandé à ceux qui déchargent les bateaux. L’un d’eux se souvient vaguement d’un boutre qui arrivait du Pakistan, mais ses camarades sont intervenus et m’ont chassé. Je crois qu’il vaut mieux ne pas rester trop longtemps ici.
Découragé, Malko remonta dans le pick-up. Il s’était fait des illusions. Même avec un homme comme Omar, une enquête dans le monde fermé de Mogadiscio était quasiment impossible. Il regarda les navires ancrés au large. Est-ce que la bombe se trouvait encore là ? Il en doutait fortement, mais comment savoir ?
Le moteur du pick-up rugit. Ils repartaient vers le sud. Soudain, Malko aperçut deux technicals surgis de nulle part qui roulaient parallèlement à eux, et les dépassaient peu à peu. Omar devint soudain très nerveux.
— Je n’aime pas ça, fit-il. Les gens de tout à l’heure ont dû les alerter.
Il semblait franchement inquiet. D’un coup de coude, il arracha le chauffeur à sa rêverie de ruminant et ce dernier accéléra. Mais les deux technicals réussirent à les dépasser, puis, lentement, commencèrent à se rabattre sur la piste principale… Omar, assis contre la portière, pencha la tête à l’extérieur et hurla quelque chose à l’adresse des miliciens de l’arrière. Malko, à travers la lunette arrière, vit le mitrailleur faire pivoter sa douchka, tandis que ses camarades sautaient sur leurs Kalach. On se préparait au combat.
Soudain, les deux technicals coupèrent la piste, deux cents mètres devant eux, et s’immobilisèrent en travers, armes braquées dans leur direction. Plus que jamais, c’était Mad Max. Omar cria quelque chose au chauffeur qui pila. Le Somalien se tourna vers Malko.
— Je vais voir ce qui se passe. Surtout, ne bougez pas. Il sauta à terre, aussitôt rejoint par deux des miliciens, bardés de cartouchières. À pied, sous le soleil brûlant, ils se dirigèrent vers les deux véhicules stoppés en travers de la piste.
Aisha crispa ses doigts sur la cuisse de Malko.
— J’ai peur.
— Tout va bien se passer, assura-t-il. Pas vraiment convaincu.
La palabre dura vingt bonnes minutes, puis les deux technicals se mirent en route, lentement, dans leur direction, Omar accroché à un des marchepieds. Lorsqu’ils furent tout près, ils stoppèrent. Omar accourut, essoufflé et soucieux.
— Ils vont nous escorter jusqu’au bout de la plage, expliqua-t-il. Ils sont furieux des questions posées et disent que tous les étrangers doivent être tués. Ils vous interdisent de remettre les pieds ici. Vite, partons.
Tout le monde reprit sa place et le chauffeur, regonflé au khat, se remit en route. Aussitôt, les deux 4 × 4 les encadrèrent. Il sembla à Malko que leurs miliciens étaient encore plus patibulaires que les leurs… Les deux mitrailleuses lourdes étaient braquées sur leur cabine et on ne pouvait distinguer le regard de leurs servants, dissimulés par leurs lunettes noires.
— Vous croyez qu’ils pourraient tirer sur nous ? demanda Malko.
— Ce n’est pas impossible, bredouilla Omar, blanc comme un linge.
Les trois véhicules avançaient sur la même ligne dans un nuage de poussière. Malko regarda à l’extérieur et il lui sembla que le canon de la douchka braquée sur eux le visait lui particulièrement. Une seule toute petite rafale et tous les occupants de la cabine étaient hachés menu.
Du coup, même le conducteur avait cessé de mâcher son khat… Malko, le sang battant aux tempes, les yeux fixés sur le bout de la piste, à un kilomètre environ, savait qu’il n’y aurait pas place là-bas pour trois véhicules roulant de front. S’ils y parvenaient, ils étaient sauvés. Ceux qui les encadraient savaient aussi qu’ensuite il leur serait plus difficile de s’attaquer à eux.
Sur la plate-forme arrière, le servant de la mitrailleuse faisait osciller son arme de droite à gauche, comme un pendule. Sans illusion. Si leurs adversaires décidaient de liquider leurs clients, ils ne feraient pas de détail.
Bon gré, mal gré, ils étaient solidaires…
Les secondes s’écoulaient, l’extrémité de la plage se rapprochait. Malko ne voulait pas penser. Enfin, les deux « escorteurs » ralentirent dans un nuage de poussière : ils étaient sauvés. La tension retomba d’un coup. Malko eut l’impression qu’on desserrait la corde qui lui nouait la gorge, Omar reprit des couleurs, Aisha eut un sourire figé, mais un sourire quand même, et le chauffeur se remit à ruminer. Un peu plus tard, Omar remarqua d’une voix douce :
— Il ne faudra pas revenir ici…
Soudain, des coups retentirent sur la tôle de la cabine et Malko entendit des vociférations venant du plateau. Omar se retourna, jeta quelques mots au chauffeur, et lança d’une voix affolée :
— Ils nous poursuivent !
Malko à son tour regarda derrière eux. Les deux technicals fonçaient à leur poursuite. Les canons de leurs douchkas braqués dans leur direction. Au même moment des chocs sourds ébranlèrent la cabine et une partie du toit de tôle se déchiqueta sous les impacts des projectiles des mitrailleuses lourdes.
Aisha Mokhtar poussa un hurlement terrifié et le chauffeur, cessant de mâcher son khat, écrasa l’accélérateur, sans grand résultat.
Les deux technicals se rapprochaient et il restait encore une vingtaine de kilomètres avant Mogadiscio.
Ils n’y arriveraient jamais !
Nouveaux chocs, un peu plus bas. Des projectiles de 14,5 arrachèrent le coin supérieur gauche de la cabine.
Malko rentra la tête dans les épaules. La prochaine rafale risquait d’être la bonne. Il ne sentait même plus les ongles d’Aisha enfoncés dans sa cuisse.
CHAPITRE XX
Soudain, le pom-pom-pom lent et sourd de la douchka installée sur leur plateau arrière secoua le 4 × 4. Leurs miliciens ripostaient.
Une très longue rafale, suivie d’une explosion de hurlements de joie. Par la lunette arrière, Malko aperçut un des deux véhicules lancés à leur poursuite quitter la piste et se renverser sur la plage en contrebas.
Fous de joie, leurs miliciens faisaient des bonds de cabri en vidant les chargeurs de leurs Kalach.
Le technical survivant ralentit. Pied au plancher, le chauffeur « khaté » retrouva son sourire béat. Une ultime rafale de leur douchka acheva de décourager le deuxième technical qui ralentit. Omar poussa enfin un cri de joie.
— They are gone[49] !
Ils pouvaient enfin reprendre une allure normale. Ils étaient quand même en nage lorsqu’ils atteignirent l’hôtel Shamo. Samir, le chef des miliciens, sauta à terre et entama une longue palabre avec Omar qui, désolé, se tourna vers Malko.
— Ils veulent mille dollars de plus. Pour les munitions et le camion !
Malko les donna de bon cœur et un des miliciens, ravi, fila au marché acheter une grosse botte de khat. Dans le petit hall de l’hôtel, Malko et Omar s’assirent pour faire le point, tandis qu’Aisha allait prendre une douche.
— Qui peut me renseigner ? demanda Malko. Omar hocha tristement la tête.
— Le seul qui sait tout ce qui se passe à El-Ma’an, c’est Musa Sude. Mais je ne le connais pas. Moi, je travaille avec Mohammed Kanyaré, celui qui contrôle la piste où vous avez atterri.
— Eux se connaissent sûrement, répliqua Malko. Il faut que vous demandiez à Kanyaré de me faire recevoir par Musa Sude. Faites-lui comprendre que vos amis de Nairobi lui en sauront gré…