— Je m’appelle Léo Baker, annonça-t-il. Le COS m’a chargé de vous conduire au Sheraton. Il faudrait que vous appeliez immédiatement M. Richard Spicer à Londres.
Malko composa le numéro de son portable. Richard Spicer répondit aussitôt.
— Content que vous soyez sorti de Mogadiscio, dit-il, mais nous avons un sérieux problème. Un navire se nommant Anodad Naree, immatriculé à Malte, a été contrôlé il y a quarante-huit heures par un destroyer de la Ve Flotte. Ses papiers étaient en ordre, ses cales vides et il se dirigeait vers le port pakistanais de Gaddani pour y être démantelé. Vous vous êtes fait enfumer.
CHAPITRE XXII
En dépit des 45 °C qui régnaient sur le tarmac, Malko eut l’impression d’être plongé brutalement dans une chambre froide. Ainsi, il s’était fait berner par un chef de guerre somalien, comme un débutant ! Une fois de plus, il avait risqué sa vie pour rien…
— Vous m’entendez ? cria Richard Spicer dans l’écouteur. Où êtes-vous ?
— À Djibouti, je viens de m’y poser. Vous êtes certain de cette information ?
— Absolument, confirma le chef de station de Londres. On me communique toutes les interceptions de l’océan Indien et de la mer Rouge. Le cas de ce navire m’a interpellé parce qu’il arrivait de la Corne de l’Afrique où se trouve Mogadiscio. C’était le seul.
— Où est-il maintenant ?
— Il doit être arrivé à son port de destination, à côté de Karachi. Un chantier naval.
— Il faut vérifier, insista Malko. Ce chef de guerre n’avait pas intérêt à me raconter des histoires.
Il eut soudain une idée :
— Vous avez le téléphone de votre correspondant de l’ISI, à Islamabad ?
— Oui, bien sûr, c’est le colonel Hussein Hakim.
— Donnez-le-moi et prévenez la station d’ici. Je vais utiliser son téléphone protégé. Grâce à Aisha Mokhtar qui parle urdu, cela sera plus facile de s’expliquer.
— D’accord. Filez à l’ambassade au lieu du Sheraton. Je préviens le chef de station qu’on vous apporte toute l’aide nécessaire. J’espère que nous allons avancer. Je suis submergé de messages de Langley. Ils comptaient beaucoup sur votre déplacement à Mogadiscio.
— Moi aussi, reconnut Malko, partagé entre la déception et l’incompréhension.
Musa Sude n’avait pas inventé le nom de l’Anodad Naree. Donc, le piège était ailleurs.
Le 4 × 4 blanc fonçait vers le centre-ville. L’ancienne colonie française n’avait guère changé depuis son indépendance : une ville plate, laide, où s’affrontaient deux ethnies, les Afars et les Issas. Des troupes françaises y stationnaient encore, mais la CIA y avait une énorme base opérationnelle. Malko se retourna vers Aisha Mokhtar.
— Je suis sûr que ce Somalien m’a dit la vérité, dit-il. La coïncidence est impossible… Si l’Anodad Naree est reparti d’El-Ma’an, l’engin nucléaire à son bord, ce n’était pas pour aller au Pakistan.
— Il a peut-être rencontré un autre navire pour lui remettre cette bombe, avança la jeune femme.
Malko secoua la tête avec incrédulité.
— En cette saison, l’océan Indien est très agité. C’est la mousson d’été. Le transbordement en pleine mer serait impossible. Non, il y a autre chose que je ne comprends pas.
*
* *
Aisha Mokhtar reposa le téléphone sécurisé de la salle du chiffre. Depuis vingt minutes, elle discutait avec animation avec le colonel Hussein Hakim. Ce dernier, prévenu par le chef de station de la CIA de Londres, s’était montré extrêmement coopératif. Il avait pourtant fallu insister lourdement pour qu’il accepte d’envoyer une équipe de l’ISI, à partir de Karachi, inspecter au chantier de Gaddani l’Anodad Naree, en cours de démolition. À ses yeux, c’était une démarche inutile.
— Il envoie des agents de l’ISI de Karachi, en hélicoptère, annonça-elle. Nous aurons des éléments de réponse dans deux à trois heures, mais il ne comprend pas ce que nous cherchons.
— Je n’en sais rien moi-même ! avoua Malko. Je veux être certain que ce navire est bien celui signalé par Musa Sude. Si c’est le cas, nous sommes au point mort. Mais on aura tout essayé…
Il régnait une fraîcheur délicieuse dans le bureau du chef de station de Djibouti, parti peu après leur arrivée superviser un lancement de drones « offensifs » en direction du Yémen, de l’autre côté de la mer Rouge. Il ne restait que sa secrétaire dans le bureau voisin. Elle surgit et demanda :
— Voulez-vous qu’une voiture vous emmène au Sheraton ?
— Je pense que nous allons rester ici, dit Malko. Nous devons rappeler dans peu de temps le Pakistan.
— Voulez-vous manger quelque chose ?
Ils n’avaient pas déjeuné, mais Malko était incapable d’avaler un petit pois.
— Je voudrais du café, demanda Aisha Mokhtar.
Ils s’effondrèrent tous les deux dans les profonds fauteuils de cuir du chef de station. Terrassé par la chaleur, la tension nerveuse, la fatigue, Malko s’assoupit. C’est la voix d’Aisha qui le réveilla en sursaut.
— Le téléphone sonne !
Il bondit sur l’appareil et reconnut immédiatement la voix du colonel Hussein Hakim.
— Parlez-lui ! demanda-t-il à Aisha.
La conversation s’engagea en urdu. La jeune Pakistanaise se mit à noter des indications. Par-dessus son épaule, Malko remarqua deux mots en lettres capitales : SALINTHIP NAREE ! Elle raccrocha enfin et résuma sa conversation.
— Les agents de l’ISI ont retrouvé l’Anodad Naree. On avait déjà commencé à le découper. L’équipage – des Pakistanais et des Arabes – avait disparu. En examinant sa coque, ils ont découvert que ce navire avait été repeint récemment. Avant, il portait le nom que j’ai écrit :
Salinthip Naree. Port d’attache, Bangkok. La peinture était encore fraîche…
Malko sentait la tête lui tourner.
— Attendez ! fit-il. Ce navire qui a été contrôlé par l’US Navy, sous le nom d’Anodad Naree s’appelait avant Salinthip Naree ?
— C’est ce que m’a dit le colonel Hakim.
— Et le changement de nom est récent ?
— D’après lui, quelques jours.
Malko sautait déjà sur le téléphone. Dès qu’il eut Richard Spicer en ligne, il lui expliqua son étrange découverte.
— Appelez le registre de la Lloyd, fit-il. Il faut tout savoir sur ces deux navires.
Le chef de station de Londres nota les deux noms et Malko raccrocha, les nerfs à vif.
— Vous savez ce qui se passe ? demanda Aisha.
— Pas encore, mais nous allons le savoir.
Le téléphone sonna vingt minutes plus tard. Richard Spicer semblait tétanisé.
— Quelque chose ne colle pas. Le Salinthip Naree est un cargo qui appartient à la compagnie thaïe Precious Shipping Ltd, un armateur thaïlandais honorablement connu, qui possède une cinquantaine de navires. L’Anodad Naree appartenait à la même compagnie jusqu’en 2003. Il a été vendu à un armateur de Malte, Mediterranean Shipping, à qui il appartient toujours. Les deux navires sont des sisterships, construits par le même chantier japonais en 1982.
Malko demeura muet quelques secondes, puis eut l’impression que la foudre venait de frapper son cerveau.