- Qu'il vaudrait mieux qu'il ne boive plus et qu'il oublie. Dans ce pays-ci, cela pourrait lui coûter cher… mais, merci Gottlieb !
Une pièce d'or récompensa l'initiative du cocher, puis Aurore remonta en voiture plus inquiète que jamais, encore qu'elle ne démêlât pas clairement ce que Philippe aurait pu faire dans la salle des Chevaliers en plein milieu de la nuit. En outre, le mystérieux combat semblait n'avoir eu aucune suite puisque le valet n'avait vu sortir personne. Enfin, le jeune guetteur n'avait rapporté aucune parole, ni même aucun bruit humain. Seulement le froissement des armes… En résumé, rien n'assurait que Philippe y eût joué un rôle quelconque. Instinctivement, Aurore cherchait tous les moyens pour se rassurer mais elle était assez intelligente pour admettre que ses objections étaient fragiles si l'on pensait au fait que depuis la disparition de son frère, la princesse héritière était retranchée du monde… sans compter l'atmosphère inhabituelle qui régnait à Hanovre. En résumé, plus le temps passait et plus l'espoir de revoir bientôt Philippe allait s'amenuisant. En revanche, sa détermination à savoir la vérité et obtenir justice s'il était captif ou pis encore s'ancrait plus fermement que jamais dans son cœur. Dût-elle pour cela en appeler à toutes les cours allemandes et suédoises, voire même à l’empereur et au roi de France que les siens avaient tous servis avec honneur.
Cette décision lui rendit courage et ce fut dans un état d’esprit nettement différent de celui de son départ qu’elle regagna Agathenburg. On l’y attendait avec impatience, ainsi qu’elle put s’en apercevoir. A peine Gottlieb eut-il arrêté ses chevaux qu’un jeune homme dévalait les marches du perron pour venir lui ouvrir la portière en criant :
- Mademoiselle Aurore ! Quel bonheur !… J’allais repartir à votre recherche !
- Hildebrandt ? Vous êtes ici ? s’exclama-t-elle en reconnaissant le secrétaire de Philippe. Mais depuis quand ?
- Quelques heures seulement. Je m’étais d’abord rendu à Hambourg où je pensais vous trouver dans votre demeure du Binnenalster mais M. le comte de Loewenhaupt m’a dit que vous étiez encore au château… Dieu soit loué, vous voilà !
Dans sa hâte de mettre pied à terre, elle tomba presque dans ses bras :
- Enfin nous allons avoir des nouvelles ! J’espère qu’elles sont bonnes ?
- Pas trop, hélas !
L’expression heureuse s’effaçait déjà de l’aimable visage du jeune homme dont, jusque-là, Aurore avait apprécié l’humeur égale et l’imperturbable joie de vivre. A le regarder mieux, Mlle de Koenigsmark décela des traces de larmes et des plis soucieux hier encore inexistants chez ce garçon de vingt-cinq ans dont elle savait quel attachement l’unissait à Philippe. Elle prit son bras pour rentrer dans le château, répondant par un sourire mécanique à la bienvenue des serviteurs et s’étonnant de ne pas voir accourir Amélie-Wilhelmine mais celle-ci, prise de douleurs dans la nuit, gardait la chambre. Aussi, après avoir indiqué à Michel Hildebrandt d’aller l’attendre dans son boudoir, Aurore se rendit-elle près de sa sœur, pour embrasser avec précaution une Amélie pâle et gémissante déjà aux prises avec les prémices de l’enfantement. Assise à son chevet, sa femme de chambre Louisa lui tenait une main et de l’autre essuyait constamment son visage en sueur.
- J’ai fait chercher le docteur Cornélius, dit-elle à l’arrivante après une courte révérence. La nuit n’a pas été bonne et la baronne souffre davantage.
- Mais enfin, remarqua Aurore, elle ne devait accoucher que dans deux mois. Que s’est-il passé ?
- Mme la baronne a fait un faux pas en sortant de la chapelle hier soir, d’où une chute sans gravité apparente. C’est seulement au petit matin que les douleurs ont commencé.
- Et le médecin n’est pas encore là ? s’emporta la jeune fille. Qu’on lui envoie une demi-douzaine de valets pour le ramener de force s'il le faut ! Elle ne peut pas rester de la sorte…
- C'est l’évidence même aussi me voilà ! clama le praticien qui arrivait en courant, les basques de son habit voltigeant derrière lui. Toutes mes excuses, Madame la baronne, mais la femme du bourgmestre a eu la même idée que vous et je viens de la délivrer, non sans peine, d’un garçon beaucoup trop gros pour une aussi frêle créature. Et ici que se passe-t-il ? ajouta-t-il en ôtant ledit habit qu'il jeta sur une chaise avant de retrousser les manches de sa chemise.
- Je crains qu’elle ne soit en train de perdre son fruit, émit Aurore qui venait de prendre la place de Louisa. Le temps n’est pas révolu…
- Si sept mois le sont, l’enfant peut être viable. Laissez-moi la place, comtesse, et donnez des ordres pour que l’on prépare le nécessaire ! Ah, j’allais oublier : où est son époux ?
- A Hambourg ! Il devait venir ces jours-ci.
- Envoyez-lui un messager. Qu’il vienne immédiatement ! On… on ne sait jamais ! Et puis allez vous changer ! Vous êtes un vrai nid à poussière !
Ainsi mise à la porte, Aurore s'adossa un instant au battant refermé pour laisser son cœur reprendre son rythme normal. Il battait la chamade depuis qu'elle était entrée dans la chambre. Trouver Amélie-Wilhelmine en train d'accoucher prématurément avec le risque afférent était le dernier coup d'un sort qui, décidément, ne faisait pas de cadeaux à la famille Koenigsmark. Il restait à apprendre les nouvelles apportées par Hildebrandt et qu'elle redoutait plus que jamais à présent.
Avant de rejoindre le jeune homme dans la petite pièce intime où elle aimait se retirer pour rêver, réfléchir et aussi écrire, Aurore passa par sa garde-robe où Ulrica, qui était occupée à défaire son bagage, se retourna et constata :
- Vous avez une tête à faire peur.
- Tu ne crois pas qu'il y a de quoi ? Le secrétaire de Philippe m’attend à côté pour me donner des nouvelles dont il vient de m'annoncer qu'elles n'étaient pas bonnes et nous avons maintenant Amélie qui va perdre son enfant… et peut-être sa vie !
- Ce n'est pas la première femme à qui ça arrive ! Et puis elle est solide ! Enlevons ces vêtements sales ! Je vais vous en préparer d'autres pendant que vous irez vous rafraîchir, fit-elle d'un ton où l'autorité se mêlait à l'affection. Ensuite je vous ferai monter de quoi vous rendre des forces. Ce n'est pas le moment de flancher !
- Pense aussi à Hildebrandt, dans ce cas ! Je ne sais même pas si l'on s'est occupé de lui depuis son arrivée…
Quelques minutes plus tard, elle rejoignait le jeune secrétaire. Il l'attendait sagement, assis sur une « chauffeuse », tenant sur ses genoux un paquet soigneusement ficelé sous plusieurs sceaux. Il se leva à l'entrée d'Aurore et salua sans lâcher son colis. Naturellement, elle désigna l'objet :
- Qu'est-ce ?
Il le lui tendit :
- Deux jours après la disparition de mon maître, Mlle de Knesebeck - que j'avais d'ailleurs vainement tenté de rencontrer - me l'a fait porter chez moi par un gamin qui le tenait caché sous sa blouse et que j'ai cru un instant muet jusqu'à ce qu'il me dise qu'on lui avait promis un thaler. Je ne sais comment elle a réussi à me l'envoyer car j’ai appris le lendemain qu’elle avait été mise au secret…