Avec une vive émotion, la jeune fille lut ce qui était écrit dessus : « A la comtesse Aurore de Koenigsmark, à garder scellé jusqu'à ce qu’il soit réclamé par la princesse héritière. Si, cependant, il ne l’était pas, à brûler sans ouvrir et sans lire le contenu. » Quant aux sceaux, de cire bleue, ils portaient les armes de Sophie-Dorothée.
Instinctivement, Aurore les larmes aux yeux serra ce dépôt contre son cœur et même y posa ses lèvres un court instant : ce ne pouvait être que les lettres d’amour écrites par Philippe.
- C’est après les avoir reçues que vous m’avez envoyé ce billet si court ?
- Oui. Je me suis précipité chez mon maître et j’ai ouvert les meubles où il gardait ses papiers. Mais quelqu'un était venu avant moi et je me suis trouvé aux prises avec un désordre incroyable que j’ai fouillé, sans rien trouver de compromettant d’ailleurs, et je commençais à vous écrire quand j’ai vu, dans la cour, des hommes que je savais au service de Mme de Platen. S’attarder eût été dangereux. Je me suis hâté de signer mes quelques mots, de les sceller et de les glisser dans ma poche puis je me suis enfui par les caves et en passant devant la maison de poste, j’ai remis mon billet tel qu’il était : le courrier pour Hambourg allait partir. Le lendemain, je suis retourné chez M. le comte où j’ai trouvé un désordre plus désolant encore et je me suis souvenu alors d’un paquet de lettres de Mme de Platen rangé dans un placard, mais il n’y était plus. Comme la première fois, rien n’avait été volé des affaires de mon maître que je vais devoir vous faire parvenir mais, en raison de la quantité, j'ai remis ce soin à plus tard : il était important que ceci arrive entre vos mains le plus tôt possible…
L'entrée d'un valet porteur d'un plateau d'argent l'interrompit. C'était le souper annoncé. La comtesse le fit déposer sur une table en ajoutant qu'elle servirait elle-même : les lettres de la princesse étaient sur une console et elle entendait les cacher sans être observée par qui que ce soit.
En dépit des protestations confuses du jeune homme, elle l'obligea à partager son repas mais une fois attablé, il y alla de bon cœur, en homme qui a dans les jambes une longue chevauchée. Elle, n'ayant guère d'appétit, reposa bientôt son couvert et se prit à réfléchir puis, quand Hildebrandt eut achevé son dessert, elle demanda :
- Vous dites n'avoir rien trouvé de compromettant lors de votre première visite. Cela veut dire que ce qui l'était - j'entends les lettres de la princesse que mon frère conservait comme un trésor - avait déjà été enlevé ?
Hildebrandt devint écarlate, se mit à tousser et chercha du secours dans sa chope de bière :
- J'ignore où M. le comte les cachait, mais il y a fort à craindre qu'en effet elles aient été retrouvées. La fouille a été vraiment très méthodique…
- Vous voulez retourner là-bas ?
- J'y suis obligé. Quand Mademoiselle est partie, M. le comte possédait déjà énormément d'objets personnels et de vêtements. Ce n'est rien à côté de ce qu'il y a à présent. J'ai compté environ deux cents habits et uniformes, quarante-sept pelisses, soixante et onze sabres, deux cents montres et je ne sais combien d'insignes d'ordres royaux souvent richement ornés. C’étaient avec les montres ses seuls bijoux. Mademoiselle connaît l’aversion qu'il avait pour les parures, les jugeant trop féminines. Je vais faire en sorte que la totalité vous parvienne… dès que la maison aura été vendue.
Le mot souleva la colère d'Aurore :
- Comme après une mort ?… La sienne ne fait de doute pour personne, n’est-ce pas, et pour vous non plus !
Le jeune secrétaire eut soudain l'air très malheureux :
- J’aimerais croire qu’il est toujours vivant mais… comment imaginer une fugue ainsi que l’on essaye d’en faire courir le bruit : il n’a rien emporté, pas même une chemise, et tous les chevaux sont à l’écurie !
- Qui s’en occupe puisque les serviteurs ont fui ?
- Les officiers de la Garde y veillent… Ce qui indique…
- Sa mort ? s'écria Aurore. Je la refuse. Vous dites qu'il n'a même pas emporté une chemise… mais quand on jette quelqu’un en prison, il est assez rare qu'on lui laisse le temps de faire ses bagages !
- Vous pensez qu’on l'a enlevé et qu'il est retenu en prison quelque part ?
- Pourquoi pas ? s'emporta Aurore, puisant une nouvelle confiance dans ses propres paroles. Pourquoi faut-il absolument qu'il soit mort ? En admettant que sa princesse et lui aient été dénoncés, surpris, je ne vois pas l'Electeur Ernest-Auguste faisant assassiner un Koenigsmark sous ses yeux ! C’est un homme impossible mais il sait contrôler ses colères et ce qui touche à son armée lui est cher. Mon frère commandait sa garde…
- Non. Quand il est parti pour Dresde il savait que son retour n’était pas souhaité et qu’il ne retrouverait pas son commandement s’il rentrait.
- Il m’a seulement écrit qu’il devait retourner à Hanovre pour Sophie-Dorothée…
- Pourtant, elle était absente lors de son retour.
- Où était-elle ?
- A Celle, auprès de ses parents. Elle n’a réintégré Herrenhausen qu’une petite semaine après lui.
- Il devait en avoir connaissance. En ce cas pourquoi ne pas l’avoir rejointe ? Il aurait pu s’entretenir avec elle à son aise. D’autant plus qu’il venait d’être nommé major-général par l’Electeur de Saxe et se trouvait donc désormais sous sa protection. Il n’avait plus rien à faire à Hanovre.
- Si, justement ! Il voulait mettre en vente sa maison et préparer son déménagement.
- Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ?, s’emporta Aurore. Hildebrandt, mon ami, il faut vous arracher les paroles ! Il n’y avait nulle d’offense pour le prince dans un retour on ne peut plus naturel puisqu’il s’agissait de liquider sa situation. Si vous me racontiez ce qui s’est passé le soir où il est sorti pour ne plus revenir ? Il était dix heures du soir selon votre billet. Donc vous n’aviez pas encore regagné votre logis. Il ne vous a pas dit où il se rendait ?
- Pas vraiment mais ce n’était pas difficile à deviner. Il avait reçu en fin de journée un message écrit au crayon et sans signature qu’il a froissé, déchiré et jeté à la corbeille après l’avoir lu. Il n’a plus prononcé une parole ensuite. Je vis bien qu’il était soucieux. Quand il est parti, j’ai cherché les morceaux. Un seul était vraiment lisible. Il portait : « … ma princesse désire vous voir. Elle ne peut écrire s’étant brûlé la main… »
- Le message devait être de Mlle de Knesebeck ?
- Sans aucun doute. Après l’avoir reçu, mon cher maître semblait presque heureux. En sortant, il m’a confié : « Grâce à Dieu nous en aurons bientôt fini avec toutes ces comédies ! » Ce furent ses derniers mots !
- Encore une question et vous pourrez aller prendre du repos : a-t-il revu la Platen ?
- Je n’en sais rien. Pas à la Cour en tout cas, où il ne s’est pas présenté, mais peut-être s’est-il rendu chez elle, à Monplaisir. C’est même probable : j’ai vu venir à deux reprises un valet de la dame.
- Merci Hildebrandt !…
Vers la fin de la journée, à l’heure où les paysans revenaient des champs, Amélie-Wilhelmine accoucha d’un enfant dont le souffle à peine éclos s’éteignit. C’était une fille - son espérance après deux garçons ! - et elle était tellement épuisée après tant d’heures de souffrances qu’elle s’endormit une fois délivrée et ne sut pas tout de suite que l’enfant ne vivrait pas. Aurore était restée auprès d’elle depuis la fin de son entretien avec Hildebrandt, tenant une main que la douleur crispait dans la sienne et épongeant la sueur qui ne cessait de mouiller le front de sa sœur. Le combat fut si rude qu’un moment on put redouter que la jeune femme ne se relève pas et l’angoisse ne disparut qu’en entendant le médecin, alors occupé à se laver les mains dans la cuvette que lui tenait une camériste, déclarer qu’elle s’en remettrait aussi bien que de ses couches précédentes.