- Néanmoins, il serait préférable que Mme de Loewenhaupt ne tente pas une nouvelle maternité.
- C’est à son époux qu’il faudrait le dire, docteur Cornélius, murmura Aurore.
- Pourquoi ? Il a déjà deux fils. Cela devrait lui suffire…
- Certes, cela devrait mais…
Dieu que c’était difficile à dire pour une jeune fille ! Son beau-frère, de religion austère, ne comprenait les rapports physiques entre mari et femme que dans l’unique but de procréer. Des rares et discrètes confidences de sa sœur - d’accord en tous points avec lui d’ailleurs ! - Aurore avait déduit que, chez son Frédéric, l’acte d’amour ne pouvait être soumis à aucune restriction. « Croissez et multipliez », avait dit le Seigneur, et Loewenhaupt espérait bien tirer de son épouse une vaste descendance. S’il ne devait plus approcher sa femme que pour le seul plaisir, il était capable de ne plus l’approcher du tout…
- Cela devrait lui suffire, en effet, articula-t-elle gênée sans oser regarder le médecin, mais celui-ci avait compris :
- Je vois ! soupira-t-il. Je lui parlerai… et je parlerai aussi à Mme de Loewenhaupt. Au fond, une femme dispose de certains moyens qui… que… enfin vous apprendrez cela quand vous vous marierez vous-même, ajouta-t-il, soudain conscient de s’adresser à une demoiselle.
L’entrée de deux cavaliers dans la cour mit fin à la conversation. Frédéric de Loewenhaupt arrivait en personne, flanqué de son aide de camp. Le médecin qui s’était approché de la fenêtre en même temps que la jeune fille en tira une conclusion immédiate :
- Il arrive à point.. Je vais pouvoir lui parler ! L’état d’épuisement dans lequel se trouve sa femme sera la meilleure explication…
Hélas ! l’époux d’Amélie ne prêta qu’une oreille distraite aux objurgations du Dr Cornélius, à l’indignation de celui-ci. Il alla embrasser sa femme, lui délivra quelques bonnes paroles en lui disant qu’elle aurait sûrement une fille la prochaine fois puis, saisissant sa belle-sœur par le bras, il l’entraîna dans la bibliothèque :
- Qu’est-ce que m’a raconté Hildebrandt ? Koenigsmark a disparu ?
- Ce n’est que trop vrai ! J’arrive de Hanovre. Il n’y a plus trace de lui depuis le soir du 1er juillet. Sa maison a été fouillée de fond en comble à deux reprises… et la princesse Sophie-Dorothée est autant dire prisonnière dans ses appartements de Herrenhausen. Quant à Knesebeck, sa suivante, elle a été arrêtée.
La bouche mince de Loewenhaupt se pinça de dégoût. Pas très grand mais sec, osseux même, il avait un visage en lame de couteau, une peau pâle qui ne rougissait jamais fût-ce dans la pire colère, des cheveux blonds et raides. Un maintien qui l’était tout autant et une intelligence uniquement tournée vers l’armée. En résumé, ce Suédois avait tout de l’officier prussien et Aurore, encore petite fille quand il avait épousé son aînée, s’était demandé ce que celle-ci pouvait bien lui trouver pour se tortiller en baissant les yeux et en arborant un sourire béat chaque fois qu’il posait les yeux sur elle. Certes il possédait certaines qualités : c’était un vaillant soldat et un honnête homme, mais son discours était aussi empesé que sa personne et son épouse, selon la petite sœur, était destinée à mourir d’ennui avant qu’il soit longtemps ! Amélie n’en fit rien, au contraire, et, définitivement amoureuse, s’efforça de se couler dans le même moule que son époux, avec une surprenante aisance. Ses affections familiales n’en furent pas affectées, cependant elle y joignit un orgueil de caste frisant parfois la morgue et une assiduité aux rites religieux dépassant de beaucoup ce qui se pratiquait à Agathenburg.
Les paroles qu’il laissa tomber n’étaient que son reflet :
- Quand on viole les lois du Seigneur et que l’on s’abandonne à l’adultère, on doit s’attendre à en subir le châtiment…
Le ton sentencieux acheva d’exaspérer Aurore :
- Vous ne trouvez rien d’autre à dire ? Philippe est peut-être mort ou enseveli dans une geôle infecte et vous n’y voyez que la main du Seigneur ? Je vous croyais son ami en plus de son beau-frère ?
- Je suis l’ami du soldat, pas du libertin !
- Subtil distinguo ! ricana-t-elle. C’est ce qui s’appelle avoir un cœur à tiroirs ! Dans lequel rangez-vous votre femme ? On vient de vous dire qu'elle a failli mourir et que si elle devait mettre un autre enfant au monde elle n’en réchapperait peut-être pas, et tout ce que vous avez trouvé à formuler c’est que la fille espérée serait pour la prochaine fois ? Vous êtes sourd, ou vous le faites exprès ?
La fureur de la jeune fille réussit à percer l’épaisse cuirasse de certitude de Loewenhaupt. Il leva un sourcil surpris :
- A-t-on vraiment dit cela ?
- Vous voulez que le Dr Cornélius vous répète sa mise en garde : il pourrait vous la chanter sur l’air du Dies irae?
- Ma chère sœur, vous perdez le sens de la mesure !
- Vous le feriez perdre à n’importe qui. A présent souffrez que je vous quitte. J’aspire à un peu de repos car dès l’aube je me remets en chemin…
- Pour où, s’il vous plaît ?
- Celle ! Il faut que je m’entretienne avec la duchesse Eléonore.
Loewenhaupt émit un son bref qui était chez lui le signe d’une bruyante hilarité :
- Vos idées me semblent bien confuses ! Vous partez pour Celle à peine revenue de Hanovre alors qu’onze lieues seulement séparent ces deux villes et qu’en rentrant vous pouviez passer par Celle…
- Je ne l’ignore pas et mes idées se portent à merveille. C’est seulement en arrivant ici que j’ai appris certains détails qui m’incitent à refaire la majeure partie de mon voyage ! Satisfait ?
- Certainement pas ! Vous n’oubliez qu’une chose : votre sœur est souffrante. Ne devriez-vous pas vous en occuper ?
- Et vous ? C’est votre épouse, non ? Elle est tirée d’affaire et il ne lui est nécessaire que de se refaire des forces… et de recevoir beaucoup de tendresse. La vôtre me paraît particulièrement indiquée. Ceci au cas où vous n’auriez pas remarqué qu’elle vous aime…
Sur le point de quitter la place, Aurore se ravisa, une main sur la porte :
- Pendant que j’y pense, vous êtes toujours au service du prince-électeur de Saxe ?
- Certes, quoique que je sois en congé à la suite de ma dernière blessure…
- Alors, faites donc savoir à Frédéric-Auguste que les gens de Hanovre se sont permis d’escamoter le nouveau major-général qu’il a lui-même nommé. Comme il est aussi son ami cela me semble la moindre des choses, vous ne trouvez pas ?
Le ton était raide, exprimant un ordre plus qu’un conseil. Loewenhaupt eut un haut-le-corps, pinça les lèvres pour retenir peut-être une riposte mais capitula :
- Vous avez raison, je vais écrire sur l’heure et dès que ma chère épouse sera remise, nous rentrerons à Dresde.
Elle lui offrit enfin l’ombre d’un sourire :
- Voilà qui est parfait ! N’oubliez surtout pas que vous êtes le seul homme de la famille tant que l’on n’a pas retrouvé Philippe ! Cela oblige !…