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CHAPITRE III

UNE LUEUR D’ESPOIR

Eléonore, duchesse de Celle, avait passé une mauvaise nuit. Ce n’était pas la première : c’était même en train de devenir une habitude. Déplorable, si l’on en croyait le grand miroir placé sur sa table à coiffer ! Et, ce matin, l’image qu’il renvoyait lui parut affligeante.

A cinquante-cinq ans, la mère de Sophie-Dorothée pouvait, jusqu’à ces derniers jours, s’estimer légitimement fière d’avoir su conserver la beauté que lui avait conférée son lointain Poitou, terre étrange habitée par les fées où il semblait que le sang des filles fût d’une qualité exceptionnelle, composée d’une sorte de magie. Deux d’entre elles avaient conquis l’amour du plus puissant des rois, celui qui n’avait pas craint de prendre le soleil pour emblème : Athénaïs de Montespan, à cette heure disgraciée, et Françoise de Maintenon qui régnait sur le fabuleux Versailles et dont on chuchotait qu’elle s’était fait épouser morganatiquement. Comme Eléonore l’avait été elle-même avant que son mariage hautement reconnu ne l’amène au trône de Celle mais, en contemplant son visage aux yeux las, à la bouche amère, elle sentait poindre le découragement. Les soins attentifs qu’elle donnait à sa personne réussiraient-ils à lui rendre l’éclat qu’elle avait su garder jusqu’à cette dernière visite de sa fille ?

Sophie-Dorothée était arrivée dans les derniers jours du mois de mai dans un état pitoyable, couverte de bleus, d’ecchymoses, un poignet bandé et même une mèche de ses beaux cheveux brun doré arrachée. Seule Mlle de Knesebeck l’accompagnait dans le carrosse sans laquais et sans armoiries que menait un seul cocher. A peine arrivée, elle s’était précipitée dans la chambre de sa mère et s’était jetée dans ses bras en sanglotant, aux prises avec une véritable crise nerveuse que l’on avait eu bien du mal à calmer. Il était en outre évident qu’elle brûlait de fièvre et, remettant à plus tard les explications, la duchesse l’avait fait porter dans sa chambre de jeune fille et appelé le médecin de la Cour. Ce fut seulement quand elle se fut endormie sous l’effet d’une drogue calmante qu’Eléonore interrogea Knesebeck, cette autre Eléonore qui était d’ailleurs sa filleule.

Celle-ci raconta comment, le matin même et alors qu’elle prenait son petit déjeuner, la princesse avait été jetée à bas de son lit par son époux. Fou de rage, la traînant par les cheveux, il l’avait bourrée de coups de pied et de coups de poing :

- Il a fallu l’arracher de ses mains sinon le prince était si fort enragé contre elle qu’il pouvait la tuer…

- Mais pourquoi ?

- A cause du comte de Koenigsmark, dont Votre Altesse sait qu’il est depuis longtemps attaché à ma maîtresse par une… douce amitié. Celui-ci, qui se trouve actuellement à Dresde pour les fêtes de la prise de règne du nouvel Electeur de Saxe, se serait laissé aller, après boire dans un banquet, à dauber sur la comtesse de Platen, ses charmes flétris et les soins qu’elle prend pour leur redonner quelque fraîcheur.

- C’est presque de notoriété publique et, de toute façon, cela regarde le beau-père de ma fille, non son époux…

- Sans doute mais le comte Philippe ne s’en est pas tenu là : il a brocardé aussi la demoiselle Mélusine de Schulenburg qui… dont…

- Ne cherchez pas à finasser ! Qui est la maîtresse de mon gendre. Et alors ?

- Quelqu’un lui a rapporté le propos et elle est allée se plaindre au prince Georges. La suite, Votre Altesse vient d’en constater les effets : ma princesse m’a ordonné de lui chercher une voiture en criant qu’elle ne voulait pas rester une minute de plus dans un palais où l’on n’avait pour elle que de mauvais procédés et qu’elle n’y reviendrait plus !

- C’est la première fois que mon gendre se laisse aller à…

- Frapper ? Non, Madame. Cela arrive, au contraire, de plus en plus souvent quand Son Altesse a trop bu…

- Dire que ces gens-là se croient civilisés ! s’exclama la duchesse en faisant deux ou trois tours dans sa chambre. Bâfrer, se soûler et se vautrer n’importe où avec leurs maîtresses. Voilà leurs passe-temps ! Ma pauvre petite fille ! Elle a eu raison de se réfugier ici… mais je me demande ce que va en dire son père.

Elle s’attendait que Georges-Guillaume partage un tant soit peu son indignation et, peut-être même, qu’il pique une de ses fameuses colères. Or il n’en fut rien. Tout ce qu’il exprima fut un embarras certain et, si mécontentement il y eut, sa fille en fit les frais :

- Que d’embarras pour une querelle de ménage ! Sophie-Dorothée devrait savoir que ce genre d’inconvénient peut advenir entre époux…

- Vous ne m’avez jamais battue que je sache !

- C’est que vous ne l’avez jamais mérité. Les bruits qui courent sur notre fille et le jeune Koenigsmark ne sont guère de nature à contenter un mari…

- Des bruits ! Rien que des bruits alors que le mari en question étale jour après jour une maîtresse à qui il donne le pas sur sa femme et à laquelle il vient de faire un enfant !

- Peut-être, mais, croyez-moi, ma chère, il faut que Sophie-Dorothée réintègre le domicile conjugal…

- Encore faudrait-il en être capable. Elle est dans un état si pitoyable que j’ai dû appeler notre médecin. Elle a une forte fièvre et j’espère seulement qu’elle en réchappera ! Cela vaudrait au moins que vous fissiez entendre quelque mécontentement à Ernest-Auguste. D’autant qu’il est toujours votre frère !

- Oui, mais… vous savez à quel point m’inquiètent les agissements des Danois, qui ne cessent de menacer nos terres du nord, et j’ai demandé à Ernest-Auguste de m’envoyer des troupes de renfort qu’en bon parent il ne devrait pas me faire payer, acheva le duc d’un air tellement déconfit qu’Eléonore ne put retenir un bref éclat de rire.

- Cela vous amuse ? grogna-t-il.

- Cela pourrait m’amuser si les circonstances n’étaient aussi dramatiques. Venez voir ce que cette brute a fait de notre fille !

Force fut d’admettre que le cas était grave, même avant que le médecin ne le soulignât : sur le visage empourpré, les traces de coups étaient évidentes. La jeune femme délirait. Un délire tellement instructif qu’Eléonore décida de veiller elle-même avec la seule assistance de Knesebeck et d’une vieille servante qui avait vu naître Sophie-Dorothée. En peu de temps, les trois femmes purent mesurer la profondeur de la passion qui la liait à son amant.

Tandis que son époux se résignait à entreprendre avec son frère des pourparlers houleux, Eléonore désolée écoutait jour après jour, nuit après nuit, battre le cœur affolé de son enfant… Quand enfin la fièvre tomba, quand le danger s’éloigna, elle avait compris que renvoyer Sophie-Dorothée à Hanovre pouvait lui être fatal. Aussi, lorsque la malade, encore bien faible, lui confia son désir d’obtenir le divorce, se déclara-t-elle prête à l’y aider, confiante dans l’influence qu’elle possédait sur son mari pour obtenir satisfaction. C’était compter sans le ministre Bernstorff, l’homme qui avait monté jadis la comédie des fausses lettres pour séparer les deux amoureux. Il fit entendre au duc la voix sévère de la raison d’Etat : on ne divorce pas d’un prince dont les chances de devenir roi d’Angleterre allaient se précisant. Il y allait de la gloire de la maison de Celle.

Que répondre à cela ? Eléonore ne trouva rien, secrètement flattée à l’idée que le sang de ses ancêtres poitevins pût s’élever jusqu’au trône des Plantagenêts, des Tudors, des Stuarts. Sa fille n’était plus une jouvencelle de quinze ans mais une femme accomplie, une mère aussi qui devait prendre en considération l’avenir de son fils et de sa fille. Echapper à l’enchevêtrement des duchés, principautés et autres électorats qui composaient alors l’Empire pour accéder à l’une des plus prestigieuses couronnes européennes, cela demandait considération. D’autant que les Hanovre, après avoir admis que Georges-Louis s’était conduit comme une brute, faisaient les premiers pas vers la réconciliation en demandant le retour au bercail de la brebis égarée.