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Quelques scènes mémorables opposèrent alors Sophie-Dorothée à son père. Tant qu’elle avait cru sa mère rangée à ses côtés, la jeune femme avait tenu bon mais quand elle comprit qu’elle était seule, elle finit par capituler. Non sans s’offrir un morceau de bravoure : tandis qu’on l’attendait à Herrenhausen avec tout l’apparat désirable, elle interdit à son cocher de s’arrêter et passa sans tourner la tête sous les yeux de son époux et de ses beaux-parents pour regagner le palais de la Leine. C’était pire qu’une insolence : une sorte de défi, presque une rupture publique…

Depuis, Eléonore ne savait plus rien de sa fille. C’était comme si, en franchissant les murs de Celle, le carrosse avait basculé dans un autre monde, un monde dont ne revenait aucun écho. Sur le visage qu’elle contemplait dans le miroir avec une fascination morne, elle vit couler une larme. Qu’elle essuya d’un geste las puis, se levant, elle retourna s’asseoir sur son lit, luttant contre la tentation de s’y recoucher et de dormir jusqu’à la consommation des siècles.

C’était un symbole que ce lit surélevé par trois marches couvertes de tapis : celui de la réussite d’une femme et du rang qu’elle avait atteint. Enorme, drapé de soie écarlate à crépines d’or dont les angelots dorés retenaient le flot, il avait quelque chose d’impérial commandant le respect. L’étiquette sourcilleuse de la principauté ne prescrivait-elle pas aux femmes admises dans cette chambre de le saluer en passant devant qu’il soit occupé ou non, comme à Versailles ! Ce Versailles toujours rêvé sans jamais l’avoir contemplé mais dont elle se donnait l’illusion : il n’était pas un meuble de son appartement qui ne vînt de France et dans la plupart des salons, le pesant gothique avait reculé pour laisser place aux œuvres somptueuses d’André-Charles Boulle et de ses confrères…

Grâce à elle, le duché de Celle était devenu une sorte de parenthèse française coincée entre la Hollande et le Brandebourg prussien, et c’était sa fierté. A sa petite capitale teutonne perdue dans les sables de l’Aller Eléonore avait insufflé une vie nouvelle, transformant les douves des châteaux en jardins, construisant un théâtre « où le duc s’amusait tellement à courir de loge en loge et des foyers aux couloirs qu’il ne voyait même pas les spectacles ». A chaque carnaval débarquaient les danseurs de Paris, magnifiquement vêtus, et presque chaque jour quelque nouveauté arrivait de France, à commencer par les poupées des couturières qui, à chaque printemps, faisaient le tour des cours de l’Europe du Nord pour apporter les dernières modes de la capitale. L’époux d’Eléonore adorait d’ailleurs tous ces changements et avait même accepté qu’elle mît un peu d’ordre dans le protocole intérieur du château où les repas n’étaient plus annoncés à la trompette comme dans les casernes et aux mêmes heures. C’était le sénéchal qui s’en chargeait, assisté d’un page, en rappelant - pour les éventuels nouveaux venus ! - qu’il était interdit de s’injurier à table, de se jeter des os, du pain, voire une assiette pleine à la figure et de s’enivrer au point que l’on était obligé de ramener les ivrognes chez eux dans des brouettes. La cuisine elle aussi devint plus raffinée. Débarrassée des sempiternels choux et venaisons plus ou moins bien apprêtées, elle acquit une petite renommée dont le duc n’était pas peu fier. Enfin, Eléonore s’était faite la providence des huguenots français réfugiés, surtout ceux d’Aunis et de Saintonge, qui étaient assurés d’obtenir une place ou un grade dans l’armée. Oui, elle pouvait s’estimer satisfaite, encore que lui manquassent souvent les doux paysages de son Poitou natal…

De temps en temps, la duchesse renvoyait ses femmes afin de pouvoir « rêver en français » à l’écart des rudesses de la langue germanique. C’est ce qu’elle avait fait, ce matin, après le rite de la toilette, mais un coup d’œil à la pendule de parquet en marqueterie précieuse lui apprit que la récréation avait assez duré. D’ailleurs, quelqu’un grattait à la porte et entrait sans attendre la réponse. La baronne Berckhoff, dame d’honneur, fit son apparition. C’était aussi la plus ancienne et la plus fidèle amie de la duchesse dans une cour où elle n’en comptait pas beaucoup. Toutes deux étaient d’âge sensiblement égal. La révérence s’en ressentit : suffisamment profonde mais nettement moins longue :

- Une visite se présente pour Votre Altesse. Ne sachant s’il conviendrait de la recevoir, j’ai fait prier d’attendre.

- Y aurait-il une raison pour qu’elle ne convienne pas ? De qui s’agit-il ?

- La jeune comtesse Aurore de Koenigsmark, Madame.

- Ah !

Le nom résonnait désagréablement aux oreilles de la duchesse. Au bout d’un instant, elle s’enquit :

- Auriez-vous une idée de ce qu’elle veut, baronne ?

- Non, Madame… sinon qu'elle semble émue bien qu’elle s’efforce de le dissimuler. J’ajoute qu’elle ne demande pas : elle supplie que Votre Altesse lui accorde un bref entretien.

- En ce cas, allez la chercher !

Quelques secondes plus tard, Aurore pénétrait dans la chambre et s’abîmait en un profond salut qui étala autour d’elle l’ample mante à capuchon de taffetas brun à reflets dorés doublée de soie blanche et assortie à sa robe. Eléonore eut un léger soupir de soulagement. Dieu sait pourquoi, elle s’attendait à voir sa visiteuse toute de noir vêtue. En outre, celle-ci était habillée comme elle à la dernière mode de Paris mais, quand le ravissant visage se leva vers elle, l’impression de soulagement disparut : l’angoisse y était inscrite dans le cerne des yeux bleus et le pli d’amertume des lèvres fraîches.

- Vous avez demandé à me voir, comtesse, dit Eléonore d’une voix impersonnelle. Me confieriez-vous la raison d’une visite pour le moins… inattendue ?

- Je sais que j’aurais dû écrire à Votre Altesse pour solliciter une audience et je la supplie de me pardonner cette impolitesse, mais les jours que je vis depuis le début de ce mois m’ont poussée à venir jusqu’à elle.

- Je vous excuse d’autant plus volontiers que vous paraissez fort troublée. Remettez-vous et dites-moi ce qui vous amène !

- La disparition de mon frère, le comte Philippe-Christophe. Il a quitté sa maison de Hanovre…

- Il y était donc retourné ? coupa Eléonore en fronçant le sourcil. Il me semble avoir entendu dire que sa présence n’y était plus souhaitée et qu’il avait repris du service en Saxe ?

- En effet. Pourtant il y est revenu, poussé par une force à laquelle il ne pouvait plus résister.

Peu désireuse d’entendre préciser ce que pouvait être cette force, la duchesse se hâta d’enchaîner :

- Quoi qu’il en soit, il est sorti de chez lui…

- Le 1er juillet à dix heures du soir… et il n’y est jamais revenu.

- Depuis quand était-il de retour ?

- Deux ou trois jours, je crois.

Eléonore de Celle se livra à un rapide calcul mental. Ce devait être le 27 ou le 28 juin. Et Sophie-Dorothée était repartie le 28. Difficile de ne pas établir une corrélation ! Mais, bien entendu, elle n’en dit rien, se contentant de reprendre avec un soupir qui suggérait l’ennui :

- Donc votre frère a quitté Hanovre le 1er juillet. C’est un fait mais, ce que je comprends mal, c’est pourquoi vous vous adressez à nous. Pensez-vous qu’il soit venu ici ?