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- Non. Je ne le pense pas, mais…

- En ce cas, c’est chez mon beau-frère de Hanovre qu’il faut vous rendre.

- J’en reviens…

- Et alors ?

- Personne n’a pu me dire ce qu’il est devenu. Il semblerait qu’il se soit volatilisé sans laisser la moindre trace. En revanche, sa maison a été fouillée de fond en comble par deux fois, ses domestiques se sont enfuis et la garde du prince a récupéré ses chevaux.

La duchesse se leva, passa près de sa visiteuse - qu’elle n’avait pas invitée à s’asseoir -, alla prendre sur une console un éventail de plumes blanches qu’elle agita mollement devant son visage :

- Et vous n’avez pas compris ? fit-elle avec un dédain signifiant qu’Aurore ne devait pas être fort intelligente. J’ai l’impression pourtant que c’est clair : votre frère est revenu à Hanovre contre le gré de l’Electeur ; il a été arrêté, jeté dans quelque prison où il attend son jugement… à moins qu’on ne l’ait reconduit à la frontière…

- Une arrestation qui ressemblerait à une embuscade ? Cela m’étonnerait, Madame. Ce ne sont pas… façons de prince. Un Koenigsmark, on s’en saisit au grand jour, ajouta la jeune fille avec orgueil. Mais si je suis venue à Votre Altesse c’est parce qu’il s’est passé cette nuit-là ou à l’aube du lendemain un événement grave qui l’intéresse au premier chef.

L’éventail cessa son gracieux va-et-vient et, dans la poitrine de la duchesse, le cœur manqua un battement :

- Et c’est ?

- La princesse héritière est enfermée dans ses appartements de Herrenhausen avec défense d’en sortir ou de recevoir… même ses enfants.

- Elle est… mais quelle sottise avez-vous ramassée là-bas ? Ma fille vient d’être sérieusement malade. Elle est fragile. Une rechute a dû se produire, alors le vulgaire ne perd pas une si belle occasion de fabuler et de clabauder ! Quelle infamie ! Et vous ne craignez pas de me la faire entendre ? Dites carrément que l’Electeur s’est saisi de sa personne !

Sans surprise, Aurore subissait à présent la colère de la duchesse et, chose étrange, plus Eléonore se montait, et plus le calme, à elle, lui revenait. Il lui restait un fait à révéler, elle n’hésita pas. Au point où elle en était !

- Je suis désolée d’apprendre que la princesse est souffrante. Elle doit, s’il se peut, l’être plus encore que ne l’imagine Votre Altesse puisqu’on lui a enlevé le réconfort que donne la présence d’une suivante aussi dévouée que Mlle de Knesebeck : celle-ci a été appréhendée et jetée en prison.

Il y eut un silence. Eléonore de Celle ferma les yeux et porta une main tremblante à sa gorge. Elle était devenue si pâle que sa visiteuse crut qu’elle allait s’évanouir. Elle s’approchait déjà, les mains tendues, prête à lui porter secours, mais elle n’eut pas le temps d’achever son mouvement. Les paupières de la duchesse se relevèrent brusquement, libérant un regard étincelant de fureur :

- Allez-vous-en ! gronda-t-elle. Sortez, vous et vos insinuations malveillantes dont le but n’est que trop clair ! Si vous pensiez nous intéresser à la cause de votre maudit frère, vous vous êtes trompée. Philippe de Koenigsmark n’a fait que du mal ici et s’il lui est arrivé malheur, c’est qu’il y a une justice au ciel ! Il n’a osé rentrer à Hanovre que pour essayer de reprendre sur ma fille sa détestable influence ! Nul n’ignore qu’il l’a poursuivie de ses assiduités durant des années et si elle est enfermée chez elle, c’est afin de la protéger des entreprises d’un aventurier sans scrupules qui a osé lever les yeux jusqu’à une future reine d’Angleterre ! Qu’il aille au diable, si ce n’est déjà fait et vous n’avez qu’à l’y rejoindre ! Berckhoff ! Berckhoff ! Venez !

Cette fois elle avait hurlé et la baronne qui ne devait pas être loin apparut à la seconde près. D’un doigt tremblant de fureur, Eléonore lui désigna la jeune fille qui semblait pétrifiée par cette explosion :

- Appelez la garde ! Faites jeter cette fille hors de chez moi, hors du palais où elle ne devra jamais remettre les pieds sous peine de prison ! Qu’on la ramène à la frontière du duché ! Et qu’elle soit maudite… maudite !

La voix se brisa sur le dernier mot et la duchesse alla s’abattre sur son lit, secouée de sanglots convulsifs qui effrayèrent la dame d’honneur. Celle-ci se tourna vers Aurore :

- Qu’avez-vous pu lui dire pour la mettre dans cet état ? chuchota-t-elle. Venez vite ! Je vais vous faire raccompagner et vous quitterez Celle sur l’heure.

Après avoir tiré sur le cordon de la sonnette pour appeler les femmes de la duchesse, elle conduisit Aurore jusqu’à l’antichambre dont la porte était gardée par deux sentinelles… Il y avait là un officier qui faisait les cent pas avec l’agitation de qui attend depuis un moment. La baronne l’arrêta :

- Monsieur d’Asfeld, j’ai un ordre pour vous de Son Altesse…

- C’est que justement j’attendais d’être reçu par elle. Je voulais…

- Plus tard, lieutenant, plus tard ! Vous devez d’abord accomplir la mission dont on vous charge. Voici la comtesse Aurore de Koenigsmark. Vous devez l’accompagner à sa voiture et, ensuite, prendre deux hommes et la ramener sous votre responsabilité à la frontière du duché.

- Laquelle ? Nord, sud, est ou ouest ?

- Nord. Mlle de Koenigsmark retourne chez elle à Hambourg, je crois ? Vous prendrez grand soin d’elle…

- C’est promis mais, auparavant, est-ce que Son Altesse ne pourrait pas me recevoir juste un petit instant ?

- Son Altesse est souffrante et votre petit instant vous ne pouvez guère l’espérer avant demain… ou après, bien après au cas où vous n’exécuteriez pas ses ordres ! J’ajoute qu’elle n’est pas d’humeur !

- Tant pis ! Mais cela m’ennuie beaucoup…

Aurore qui observait la scène à travers le masque qu’elle avait remis en même temps qu’elle relevait son capuchon de soie, se mêla au débat :

- Est-il indispensable de déranger les projets de Monsieur ? Je vous promets de quitter Celle sans tarder, baronne. Rester serait mal vous remercier d’avoir quelque peu… adouci la volonté de la duchesse !

La dame d’honneur sourit pour la première fois et ce sourire était plein de chaleur :

- L’important est que l’on vous voie partir sous escorte. Inutile d’y ajouter une brutalité… que votre défunte mère ne me pardonnerait pas !

- Vous l’avez connue ?

- A Hambourg où je suis née, et longtemps avant mon mariage. Nous avons été inséparables pendant plusieurs années… Allez maintenant, ma chère, reprenez courage !… et pardonnez-lui, ajouta-t-elle tout bas. Depuis que notre princesse est repartie vers son époux, Son Altesse se tourmente énormément !

- Non sans raison, j’en ai peur. Ces Hanovre sont des brutes…

- Pauvre enfant !… Allons, lieutenant ! Faites ce que l’on vous commande !

Résigné, l’interpellé rectifia la position, claqua des talons en relevant le menton :

- Aux ordres de Son Altesse !

Puis se mit en devoir de précéder Aurore dans l’escalier.

Quelques instants plus tard, le carrosse enveloppé de quatre cavaliers reprenait la route de Hambourg après un bref arrêt à l’hostellerie où l’on avait passé la nuit, pour régler la dépense et reprendre les bagages. Ce dont Gottlieb se chargea. Nicolas d’Asfeld, raide d’un mécontentement qu’il n’osait pas exprimer, galopait à la portière d’Aurore, ce qui permettait à celle-ci de l’observer. C’était, en effet, un spécimen peu courant. Long, sec et maigre, il était roux comme une carotte avec des mains et des pieds interminables. Quant à son visage à la peau déjà tannée en dépit de son jeune âge - il ne devait guère dépasser vingt-deux ou vingt-trois ans ! - c’était à lui seul une sorte de gageure grâce à deux balafres qui lui tailladaient les joues : rien n’avait l’air d’y être à la bonne place, pourtant il trouvait le moyen de dégager un certain charme. Sans doute à cause de ses yeux d’un azur candide qui forçaient la sympathie. En outre, il devait aimer rire, cela se devinait au pli naturel de sa grande bouche.