Le train qu’il imposait à ce cortège restreint était rapide : il devait être pressé de retourner auprès de la duchesse. Dans la voiture, Aurore et Ulrica étaient secouées comme pruniers en août. Heureusement le poste-frontière n’était pas très éloigné et elles le virent venir avec soulagement. Asfeld s’arrêta pile à l’aplomb de la séparation des deux territoires et, ôtant son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, vint à la portière :
- Vous voilà hors du duché de Celle, Madame, et c’est ici que nous nous quittons. Il me reste à vous saluer en vous souhaitant un bon voyage.
Le ton était raide, à la limite de la politesse. Visiblement, il avait hâte d’en finir avec cette corvée ; il s’agissait finalement de renvoyer chez elle une indésirable, même si Mme Berckhoff y avait mis les formes. Sensible aux nuances et au moins aussi mécontente que lui, Aurore décida de le retenir un moment :
- Il n’aura pas de mal à être meilleur, lieutenant… d’Asfeld ? C’est bien cela ? Ou ai-je mal compris.
- Du tout, c’est bien cela et si…
- Grâce à vous nous arriverons couvertes de bleus. Qu’est-ce qu’il vous a pris de mener ce train d’enfer ?
- C’était normal, Madame, dès l’instant où il s’agissait de vous… expulser en quelque sorte ? Les choses eussent été différentes… oh !
L’interjection stupéfaite saluait le geste de la jeune fille qui venait de rejeter son capuchon et d’ôter son masque. Asfeld la regarda comme une apparition. Saint Paul sur le chemin de Damas devait avoir eu ce regard ébloui.
- Dites-moi ? fit-elle acerbe, les choses eussent été différentes si ?…
- Si… je vous avais vue, balbutia-t-il comme du fond d’un rêve. Vous êtes… merveilleusement belle !
Elle ne put d’empêcher de rire :
- C’est une habitude chez vous d’accomplir vos missions de telle ou telle façon selon le physique de ceux qui en sont l’objet ?
- Non… Oh non ! Je vous supplie de me pardonner de vous avoir si mal traitée. Mon excuse est…
- … que vous avez hâte de rentrer afin d’avoir avec Son Altesse un entretien ne souffrant aucun retard ? Qu’attendez-vous ? Partez, nous n’avons plus rien à nous dire… sinon que j’espère ne vous revoir jamais… Allons Gottlieb ! enjoignit-elle à l’adresse de son cocher, et tâchez de me mener plus doucement même si moi aussi je suis pressée de quitter une terre à ce point inhospitalière !
- Non !… Non ! Je vous en supplie, Madame !… Encore un mot !
Pour seule réponse, elle referma la vitre, remit son masque et se rejeta dans son coin de carrosse tandis que le cocher enlevait ses chevaux. Alors seulement, elle éclata de rire. Ulrica ronchonna :
- Un de plus !
- Que veux-tu dire ?
- Vous le savez : un amoureux de plus ! N’importe, vous auriez pu vous montrer plus tôt ! Je suis aussi moulue que si j’avais reçu une volée de bois vert !…
Sans répondre, Aurore jeta un coup d’œil par l’étroite vitre arrière. Le jeune Asfeld était toujours là, planté sur son cheval au milieu de la route, la regardant s’éloigner. Il ne songeait même pas à remettre son chapeau.
Elle eût sans doute mieux mesuré l’importance du choc encaissé par l’officier si, par un tour de magie, elle avait pu assister à son retour au palais de Celle. Le hasard voulut qu’au moment où il mettait pied à terre dans la cour intérieure, la baronne Berckhoff y descendait. Elle vint alors à sa rencontre pour lui demander comment les choses s’étaient passées, s’étonnant de l’entendre répondre quelque chose d’inaudible et sans la regarder.
- Dites-moi, lieutenant, vous êtes fatigué à ce point ?
Il sursauta :
- Fatigué, moi ? Pas le moins du monde… Toujours aux ordres de Son Altesse, ajouta-t-il en claquant les talons.
- En ce cas je peux peut-être vous annoncer ?
- Moi ? A Son Altesse ? Pourquoi ?
- Mais voyons ! Avant que je ne vous envoie raccompagner la comtesse de Koenigsmark à la frontière, vous vouliez demander audience pour une affaire qui, selon vous, ne pouvait attendre.
- Ah oui ? En cas pardonnez-moi, baronne, mais je ne m’en souviens vraiment pas…
Il la salua et passa son chemin, un doux sourire aux lèvres et des étoiles dans les yeux.
- De deux choses l’une, murmura Mme Berckhoff, ou il est somnambule ou il est amoureux. J’aimerais mieux la seconde version : elle pourrait avoir son utilité…
Cependant Aurore, en reprenant son chemin, se sentait un peu moins crispée. Avoir usé sa colère sur ce jeune imbécile avait détendu ses nerfs mis à mal par la violence de la réaction de la duchesse Eléonore. Violence qui la révoltait. Quoi qu’ait pu faire Philippe - et son crime, si crime il y avait, était de pur amour - il ne méritait pas tant de mépris, tant de haine de la part d’une femme qui, autrefois, lui montrait toujours beaucoup de grâce au point que l’on pouvait se demander si elle n’était pas tombée sous le charme de l’amoureux de sa fille…
Qu’elle ait peur pour elle se pouvait concevoir, la situation de Sophie-Dorothée était dangereuse, mais était-ce une raison pour refuser de compatir aux angoisses d’une sœur ? Duchesse régnante, Eléonore pouvait obtenir de son époux qu’il interroge l’Electeur de Hanovre, son propre frère, sur ce qui s’était passé dans la nuit du 1er juillet…
Le retour à Agathenburg fut plus morne encore que celui de Hanovre. L’espoir qui venait de s’envoler était de taille. Restait à apprendre ce qui s’était passé durant son absence… Mais de ce côté-là tout semblait aller mieux. A son arrivée, Aurore trouva sa sœur dans le jardin où elle se promenait - à petits pas sans doute mais bel et bien sur ses pieds ! - au bras de Liselotte, sa femme de chambre. L’apparition d’Aurore lui arracha une exclamation de joie :
- Je me faisais tellement de souci pour toi ! dit-elle en l’embrassant. As-tu été convenablement reçue ?
- De prime abord oui, mais ensuite cela s’est gâté et si tu veux le savoir j’ai été reconduite à la frontière par un peloton de cavalerie.
- Toi ? Une comtesse de Koenigsmark ?
- Eh oui ! On dirait que nous nous dévaluons de jour en jour, soupira la jeune fille. La duchesse se ronge d’inquiétude pour sa fille et semble trouver commode de charger notre Philippe de tous les péchés. Sans lui, Sophie-Dorothée n’aurait jamais dévié de sa morne ligne de princesse héritière, mais ce qu’elle n’a pas l’air de vouloir comprendre c’est que ce n’est plus une enfant mais une jeune femme de vingt-sept ans, mère de famille, d’esprit vif et délié, douée en outre d’une volonté propre et d’un caractère pas toujours facile. Rien de la douce agnelle qui se laisse mener par son maître au bout d’un ruban de satin bleu. Elle a seulement un an de moins que Philippe. Ce dont j’enrage, c’est que ces deux-là sont faits l’un pour l’autre et qu’on a brisé leurs fiançailles par un moyen franchement infâme. Les responsables, ce sont les gens de Celle qui ont commis le crime ! Seule la mort peut briser un tel amour ! Et encore !…
- Calme-toi !… Si je t’entends, tu n’as pas appris grand-chose ?
- Rien… Sinon un détail. A l’hôtellerie, en bavardant avec la patronne, Ulrica a appris que Sophie-Dorothée a passé tout le mois de juin dernier chez ses parents, qu’elle a même été malade, mais qu’elle serait partie brouillée avec son père et en claquant les portes ! Les gens de Celle ont toujours aimé leur petite princesse et ils se soucient d’elle parce que, pour eux, ceux de Hanovre ne sont rien d’autre que des demi-sauvages… Et ici ? Hildebrandt est revenu ?