- A ce point-là ? Mais enfin mon frère était… est riche ! C’est notoire !
Visiblement embarrassé, Hildebrandt but quelques gorgées de bière, essuya la mousse de ses lèvres et toussota deux ou trois fois pour s’éclaircir la voix :
- Je le pensais. Pourtant - et c’est un fait - j’ai trouvé dans ses papiers de nombreuses créances, souvent lourdes. Monsieur le comte était un grand seigneur : il dépensait sans compter pour son faste personnel, l’éclat de sa maison et le bien-être de ses hommes. En outre, il était extrêmement généreux avec qui le sollicitait. Enfin… enfin il y avait le jeu !
- Il jouait ? s’étonna Amélie. J’étais persuadée qu’il détestait cela ?
- Je le croyais aussi, fit sa sœur en écho.
- Je ne peux dire que ce que je sais, Mesdames. Toujours est-il que le duc Ernest-Auguste a ordonné la vente de la maison, des chevaux et des meubles. Heureusement, la somme retirée a suffi à éteindre les dettes et j’ai pu récupérer tous ses effets personnels…
- Nous nous en occuperons demain, soupira Aurore. Pouvez-vous nous dire ce que devient la princesse Sophie-Dorothée ?
- Personne ne l’a revue depuis la fatale nuit de juillet. Elle est enfermée dans son appartement gardé militairement. Un médecin et deux servantes veillent à son entretien. Des servantes de Mme de Platen !
Aurore bondit :
- De cette femme ? Mais de quel droit ? C’est à n’y pas croire ! N’y a-t-il pas assez de domestiques au palais ?
- Toutes sont plus ou moins attachées à la princesse héritière. Elles pourraient l’aider à fuir. Rien à craindre avec les gens de…
- La Platen ? gronda la jeune fille. J’aurais dû y penser plus tôt ! Elle était folle de mon frère et il n’est revenu que pour Sophie-Dorothée ! Malheureusement, elle fait ce qu’elle veut du vieil Ernest-Auguste…
- Oh, elle est plus puissante que jamais. Son époux a même été nommé premier ministre !
- Beau choix en vérité ! Un pantin dont la tête porte une forêt de cornes. J’en suis sûre à présent : cette femme sait ce qu’il est advenu à mon frère. Elle est capable de le retenir captif ! N’est-ce pas la meilleure manière de l’avoir enfin pour elle seule ?…
Elle s’était levée et arpentait la salle, les bras croisés sur la poitrine et l’œil flambant. Et sa colère allait croissant au rythme de ses pas :
- Il faudra bien qu’elle me le rende ! Dussé-je la faire enlever comme elle a enlevé Philippe et la mettre à la question jusqu’à ce qu’elle parle ! Je n’aurai plus trêve ni repos avant de savoir la vérité ! Philippe ! Je te le jure, j’arriverai à te retrouver !…
Inquiète de la voir s’enfiévrer de la sorte, Amélie la rejoignit et la freina en la prenant dans ses bras :
- Oui, nous y parviendrons ! Et je t’aiderai de toutes mes forces mais pour l’amour de Dieu, calme-toi. L’agitation ne sert à rien et nous avons plus que jamais besoin de sang-froid et de réflexion. Si cette femme a enlevé Philippe, elle ne sera pas facile à atteindre car elle doit être fortement gardée. Suffisamment en tout cas pour être sûre de son impunité…
- Je sais. Les obstacles seront nombreux mais, sur ma vie, je l’atteindrai où qu’elle soit !
Rentrée dans sa chambre, Aurore moucha toutes les bougies et, tirant un fauteuil près d’une fenêtre, s’y installa pour la nuit à écouter les déchaînements de l’ouragan. Sa violence orchestrait celle de son cœur. Elle y voyait une réponse du Ciel à son propre bouleversement, un encouragement à la lutte sans merci qu’elle allait entreprendre pour sauver Philippe, son Philippe ! Le seul homme qu’elle eût jamais aimé d’amour. D’un amour dépassant de beaucoup le plus chaud sentiment fraternel. La tempête qui l’environnait, hurlant sous le bas des portes et secouant les hautes fenêtres dont les huisseries gémissaient, était en train de la dépouiller de tous les faux-semblants où elle s’abritait, les lui arrachant l’un après l’autre pour ne laisser qu’une vérité brutale, une vérité aveuglante : si à vingt-quatre ans elle était encore vierge, si, parée d’une exceptionnelle beauté, elle ne cessait de repousser soupirants et demandes en mariage, c’était parce qu’il était le seul à qui elle eût souhaité se donner. En un mot parce qu’elle était follement, éperdument amoureuse de lui…
Quand la lumière crue de la vérité l’inonda, portée par la zébrure fulgurante d’un éclair, Aurore se laissa tomber à genoux et pria avec des sanglots pour que cet amour défendu n’attire pas sur Philippe et sur elle la malédiction du Ciel…
CHAPITRE IV
UN ÉTRANGE DOCUMENT
A la surprise d’Amélie, Aurore dès l’aube et sans se soucier du mauvais temps - qui se calmait peu à peu ! - fit ouvrir les caisses à l’abri d’une remise et transporter leur contenu dans l’appartement principal : celui du seigneur d’Agathenburg, inoccupé depuis des années puisque le dernier possesseur, son frère aîné, était allé mourir en Morée dans les bras de l’oncle vénitien. Philippe lui-même ne l’avait jamais habité lors de ses - rares et toujours rapides ! - séjours au château, lui préférant sa chambre de jeune homme. Il lui revenait de droit, cependant, comme chef de nom et d’armes de la famille, et, en y procédant à l’installation de ses affaires, Aurore affirmait sa confiance dans sa survie plus encore qu’un devoir pieux. Elle exigea que les nombreux vêtements fussent rangés comme il convenait dans les armoires, les armes disposées en trophées sur les murs, les montres et les ordres militaires souvent enrichis de pierres précieuses enfermés dans des coffres. Tout fut arrangé comme si le maître devait reparaître du jour au lendemain. Elle exigea que les plus beaux draps fussent mis au grand lit à colonnes que l’on recouvrit ensuite de sa courtepointe de brocart. Sachant qu’il aimait écrire, même s’il se souciait peu de l’orthographe, elle veilla à ce que le bureau fût équipé de papier, de plumes, d’encre, de sable et de cire à cacheter - le cachet aux armes se trouvait avec les autres objets - et ce qui pourrait lui être nécessaire. Assise dans un fauteuil, Amélie la regardait faire. Finalement elle soupira :
- Tu ne penses pas que c’est trop ? Je sais que tu crois profondément, comme moi, que nous le reverrons un jour ou l’autre, mais n’est-ce pas vouloir forcer le destin que de mettre ces choses en place comme s’il devait être là demain ?
- Non. Il est désormais le seigneur et, même absent, il faut que chacun ici en ait pleine conscience. Je laisserai des ordres pour que tout soit maintenu dans l’état où je vais le laisser. Ah ! ajouta-t-elle en se tournant vers Potter le majordome, faites préparer de quoi allumer le feu dans la cheminée !
Amélie hocha la tête avec un nouveau soupir :
- Si nous partons après-demain, tu pourrais peut-être emporter un ou deux objets à Hambourg ?
- Mais j’y compte bien puisque que j’ai mis cela de côté, dit-elle en désignant une magnifique épée de cour au pommeau enrichi de diamants que Philippe avait souvent arborée aux palais de Hanovre, une montre en or, très simple, qu’il emportait en campagne et sa plus vieille pelisse en épais drap noir, garni de loutre, celle qu’il avait le plus souvent portée et où s’attardait son odeur. C’était tellement précieux pour évoquer sa présence !
Quand cet agencement fut terminé, Aurore fit refermer volets et portes, remit les clés à Potter et regagna sa chambre pour vaquer aux préparatifs de son voyage.
Le lendemain, les deux sœurs quittaient Agathenburg après le départ de Michel Hildebrandt qui retournait à Hanovre rapatrier ses chariots et mettre ordre à ses affaires personnelles. Celui-là au moins repartait plein de joie : Mlle de Koenigsmark ne l’avait-elle pas engagé à son service en raison de son savoir et de la fidélité dont il avait toujours fait preuve envers Philippe ?