D’accord avec Mme de Loewenhaupt, la jeune fille ressentait le besoin, étant donné la situation, d’avoir auprès d’elle quelqu’un n’ignorant rien de ses difficultés. Une confiance qui avait touché d’autant plus le jeune Hanovrien qu’il était, depuis leur première rencontre, amoureux d’elle. Sans jamais oser, bien sûr, le lui montrer mais la pensée de vivre désormais dans son orbe l’emplissait d’un bonheur dont il s’efforçait de contenir l’exubérance à un moment où elle risquait d’être malvenue. Cependant, il ne rejoindrait pas dans l’immédiat son nouveau poste : Aurore l’avait prié de demeurer encore quelque temps à Hanovre afin d’observer comment les choses allaient se dérouler au palais : il était impensable que Sophie-Dorothée y restât enfermée jusqu’à la fin de ses jours ! Tôt ou tard, il faudrait bien que l’Electeur prenne une décision. A moins qu’il ne choisisse - et cela Aurore le redoutait - de laisser pourrir l’affaire jusqu’à ce que le silence l'étouffe. Un silence qu’une issue fatale pourrait rendre définitif. Il existait pour un potentat sans scrupules tant de moyens de faire disparaître une prisonnière encombrante ! Et pourquoi donc pas un prisonnier ?
Mais cette idée-là, Aurore la repoussait obstinément. Philippe était vivant ! Il fallait qu’il le soit ! Elle était persuadée que s’il lui arrivait un malheur, elle le ressentirait dans sa propre chair.
Sûre d’avoir là-bas un observateur plus que fiable, elle allait continuer à demander l’aide de ceux qui, dans toute l’Europe, pouvaient détenir une once d’influence sur les gens de Herrenhausen. Depuis Hambourg, les communications avec le monde entier devenaient plus faciles. La puissante cité qui, au XIIe siècle, avait fondé avec Brême et Lübeck - cette dernière étant l’initiatrice - la célèbre Hanse des marchands destinée à protéger leurs ports et leurs navires tout en contrôlant le lucratif transport maritime dans la mer du Nord et la Baltique. Elle conservait son statut de ville libre que respectait l’empereur. Le trafic y était intense même après les ravages laissés par la meurtrière guerre de Trente Ans, la prospérité évidente et les bâtiments publics fastueux. On y côtoyait des gens venus des quatre coins du monde1. Pas seulement des marchands mais aussi des artistes, des penseurs et des esprits comme l’étrange reine Christine de Suède qui avait séjourné là quelque temps.
Après la mort de leur père, les enfants Koenigsmark avaient été élevés en grande partie chez leur mère, Christine de Wrangel, dans la belle demeure donnant sur le Binnenalster, le lac intramuros que prolongeait, hors murailles, l’Aussenalster plus vaste encore et dont on pouvait franchir l’entrée par un pont. L’endroit planté d’arbres était magnifique et, en raison des nombreux canaux reliant la ville au port situé sur le profond estuaire de l’Elbe, Hambourg ne craignait pas de se déclarer la Venise du Nord. Une Venise de briques allant du rose au violet. Le gothique tardif de la cité antique se hérissait de clochers pointus et de tours que dominait, telle une souveraine, celle de la Sankt Michaeliskirche dont on disait qu’elle était la plus haute du monde. Ce qui avec ses 132 mètres était bien possible !
L’hôtel Wrangel était l’un des plus vastes et des plus riches du quai. Les deux filles de Christine aimaient à y revenir parce qu'elles s’y sentaient chez elles davantage que dans l’immense Agathenburg dédié à la gloire militaire des Koenigsmark. C’était une demeure aux dimensions plus féminines où elles retrouvaient maints souvenirs d’une mère qui la leur avait donnée dans ses dispositions testamentaires. Christine y avait vécu jusqu’à son mariage et n’avait pas hésité à l’extraire formellement de l’héritage où, généralement, le fils aîné ramassait tout. Sage entre les sages, la filleule d’une reine qui l’était moins pensait mettre ainsi ses filles à l’abri des catastrophes financières inhérentes au jeu et aux dilapidations des hommes : au moins elles auraient un toit…
Aurore y pensait en retrouvant sa chambre ouverte par ses deux fenêtres sur l’eau calme du Binnenalster. L’annonce de l’état des finances de Philippe l’avait secouée. Cela signifiait qu’il ne restait pas grand-chose de l’énorme fortune bâtie par le grand-père, le maréchal Jean-Christophe, et l’oncle « Conismarco » dont le jeune homme était devenu l’unique dépositaire par la force des choses. Elle se demandait même, au cas où elle eût accepté de donner sa main à l’un de ceux qui l’avaient demandée, s’il serait encore possible de lui constituer une dot. Par chance le mariage ne la tentait pas, ne l’avait jamais tentée. Sans nul doute parce que aucun de ses soupirants ne supportait la comparaison avec Philippe. En lui était la perfection et, avec son image au fond des yeux, au fond du cœur, elle se savait incapable de s’émouvoir pour un autre. A moins qu’il ne fût prince régnant, et là ce ne serait pas l’amour qui parlerait en elle, mais l’orgueil du sang. Un souverain ou rien ! Telle était sa devise. Or il y avait fort à craindre à présent que le fléau de la balance ne descendît sur « rien » ! Amélie au moins s’était mariée à temps !
Aurore n’en éprouvait aucune amertume. Revoir ce frère trop aimé et le revoir vivant était désormais le but unique de sa vie.
Tandis qu’Ulrica et une chambrière commençaient à défaire ses coffres et ranger ses affaires, elle ouvrit l’une des fenêtres et s’y accouda. La tempête avait lavé le ciel, ne laissant derrière elle que de petits nuages blancs, voletant comme des plumes contre l’azur léger que rayait déjà un vol d’hirondelles en route vers le sud. Aurore respira avec délices l’air chargé d’iode et de sel dont sa langue chercha le goût sur ses lèvres. La mer était doublement proche à Hambourg, ouverte à la fois sur la Baltique et sur celle du Nord, et elle l’avait toujours aimée.
- Vous allez prendre froid, fit derrière elle la voix bougonne d’Ulrica. En même temps, elle sentit sur ses épaules la douceur d’une écharpe duveteuse qu’elle resserra machinalement autour d’elle, et sourit :
- Merci ! Tu as raison. A cause de cette belle lumière je ne m’en rendais pas compte.
- C’est quand il est trop tard qu’on s’en aperçoit ! Et cette année l’hiver sera précoce.
La maison, avec ses grands poêles de faïence blanche, ne le craignait pas mais il n’en allait pas de même dans les prisons dont certaines tuaient aussi sûrement que la hache du bourreau, quoique plus lentement et donc de façon plus cruelle. La jeune fille repoussa avec horreur l’image de Philippe enchaîné au fond d’une fosse humide dont l’eau finirait par geler, sans lumière et sans espoir. L’évocation fut cependant la plus forte et lui arracha un sanglot.
- Allons, ne vous mettez pas martel en tête ! fit Ulrica, plus fine que son aspect rugueux ne le laissait supposer et qui, parfois, faisait preuve d’une curieuse clairvoyance. Le comte Philippe est un jeune homme vigoureux et il aime trop la vie. Où qu’il soit il luttera de toutes ses forces pour s’en sortir. C’est « une Koenigsmark2 » de la meilleure trempe !
Elle avait dit ce qu’il fallait. Aurore vint l’embrasser :
- Fasse le Ciel que tu aies raison ! Si seulement nous pouvions apprendre où il est retenu !
- Pour faire évader quelqu’un il faut de l’argent. Et si j’ai bien compris il ne nous en reste guère.
- Il en restera toujours assez ! Dussé-je vendre tout ce que je possède et jusqu’à ma dernière paire de souliers !
Le ton était farouche, pourtant la nourrice se mit à rire :
- Vous auriez bonne mine ! Et je ne crois pas que Monsieur Philippe aimerait vous voir pieds nus et en haillons ! Il est tellement fier de votre beauté et de votre élégance !