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- Il faut que nous parlions ! s’écria-t-il d’entrée. Je veux bien admettre avoir menti mais je refuse de passer pour un voleur.

- Ce qui signifie ? dit, sans le regarder, Aurore qui faisait toute une affaire de détacher son éventail de sa ceinture orfévrée.

- Que j’ai reçu la lettre mais elle seulement. Jamais, sur mon honneur, le chargement mirifique qu'elle annonçait. D’ailleurs, comme vous l’avez sans doute remarqué, elle est datée du 29 juin dernier et…

- Et ?

- Si j’en crois ce que j’ai entendu dire c’est le surlendemain que M. le comte a disparu. Peut-être n’a-t-il pas eu assez de temps pour achever ses préparatifs d’expédition ?

- Où le prenez-vous ? laissa tomber Aurore. N’écrit-il pas qu’il « envoie » ? Donc l’argent et les bijoux sont partis avec la lettre…

- C’est impossible ! Savez-vous quel poids représentent quatre cent mille thalers d’argent ? Sans compter les bijoux. On ne saurait mettre une telle masse dans un portefeuille confié à un messager. Impossible ! Beaucoup trop spectaculaire pour un homme revenu clandestinement à Hanovre et sans doute surveillé. Beaucoup trop dangereux !…

- Où voulez-vous en venir ?

- A ce que j’ai dit en entrant, Mademoiselle la comtesse : la lettre m’est effectivement parvenue… mais c’est tout ! Sur le salut de mon âme, je vous jure que cette fortune n’est jamais arrivée jusqu’à moi.

Lastrop semblait sincère. Les deux sœur échangèrent un regard. Aurore demanda :

- Qu’a-t-il pu arriver selon vous ? Je connais mon frère : s’il écrit qu’il envoie c’est que la chose est accomplie. Sinon il aurait écrit « je vais envoyer », ou « j’enverrai demain, ou ce soir… ». Le chargement a dû partir en même temps que la lettre. Qui vous l’a apportée ?

- Le messager normal des postes. Et si vous me permettez de donner un avis, plusieurs éventualités se présentent : ou bien la personne qui accompagnait cette fortune a jugé préférable de la garder pour elle…

- Mon frère n’aurait jamais rien confié d’aussi important à quelqu’un dont il n’aurait pas été absolument sûr ! coupa Aurore.

- En ce cas il ne reste plus qu’une seule réponse : les dangers des mauvais chemins. L’homme a été attaqué, dévalisé et peut-être tué. Pour ma part, si une nouvelle m’en revenait, soyez certaines, Madame et Mademoiselle la comtesse, que je vous le ferais savoir aussitôt !

Il se retira peu après, laissant les deux femmes dans une grande perplexité. Quelque chose n’allait pas dans cette histoire et ce quelque chose était Michel Hildebrandt. Si une personne possédait la confiance de Philippe c’était lui. Or il n’avait jamais fait allusion à ce trésor tellement inattendu. Au contraire, il n’avait pas caché l’état délabré de la fortune de son maître :

- Serait-il moins honnête que nous ne l’avons cru jusqu’à présent ? souffla Amélie sans prononcer de nom mais la pensée d’Aurore cheminait dans le même sens et elle n’eut pas besoin de traduction :

- C’est impossible ! fit-elle avec humeur. Philippe l’aime beaucoup et ne pourrait s’être trompé à ce point sur un être qui vit auprès de lui depuis des années ! Et toi et moi l’avons toujours apprécié. Alors de deux choses l’une : ou Philippe pour une raison ou pour une autre a choisi quelqu’un d’autre pour acheminer son trésor jusqu’à Hambourg, ou il en a chargé son secrétaire et je le proclame dans ce cas le plus fantastique comédien de ce temps ! Ou alors c’est nous qui sommes idiotes !

Amélie haussa des épaules désabusées :

- Qui peut savoir l’effet produit sur un jeune homme honnête par la vue d’une telle fortune ? Te rends-tu compte de ce que représentent quatre cent mille thalers et un coffre de joyaux ?

- Oh, très bien ! On peut même se laisser tenter pour moins que ça ! Mais vois-tu, jusqu’à preuve du contraire, j’aurais plutôt tendance à garder ma confiance à Hildebrandt. En revanche, et même s’il en a juré sur sa vie, je ne suis pas encore certaine que nous devions croire aveuglément ce qu’a dit Lastrop… C’est un banquier… et pas vraiment sympathique.

- C’est vrai aussi. Que faisons-nous ?

- Toi rien pour le moment. Quant à moi je vais écrire à Hildebrandt en lui demandant de revenir aussi vite que possible. Et fais-moi confiance pour lui arracher la vérité. S’il y en a une !

Un moment plus tard, la lettre sous le sceau des Loewenhaupt était portée par un valet à la maison de poste.

Et les jours se remirent à couler sous un ciel d’automne qui n’avait jamais autant pleuré. Un ciel gris et bas, pesant comme un pont écroulé, succédait inexorablement à des tempêtes charriant de si noirs nuages que l’on finissait par ne plus distinguer le jour de la nuit. Mais le plus pénible était le silence. Au bout d’un mois, non seulement le secrétaire n’avait pas reparu mais le message d’Aurore n’avait reçu aucune réponse et, dans la belle demeure sur le Binnenalster, l’espoir diminuait encore plus vite que la lumière. On n’avait plus de nouvelles de personne. Pas même de Loewenhaupt qui, parti on ne savait où, ne jugeait pas utile d’écrire. A Hambourg, le trafic habituel marchait au ralenti et rares étaient les bateaux qui se risquaient à redescendre l’estuaire de l’Elbe ou celui de la Trave jusqu’à Lübeck marquant l’ouverture sur la Baltique. Enfermée dans ses murailles, repliée sur ses richesses, la vieille cité hanséatique semblait faire le gros dos sous les coups de boutoir des vents furieux. On se serait cru au cœur de l’hiver alors qu’on n’en était pas encore là…

Sans nouvelles des siens, Amélie priait de plus en plus, et Aurore de moins en moins. La plus jeune enrageait de cette captivité forcée à quoi l’obligeaient les éléments en furie. Il y avait maintenant deux mois qu’elle avait prié Hildebrandt de la rejoindre, et il n’avait même pas envoyé un mot d’explication ou d’excuses. Ce silence générait le doute : se pouvait-il que le fidèle secrétaire, incapable de résister à l’attrait d’une fortune rapide, eût été impliqué dans la disparition du trésor ? C’était difficile à croire mais à mesure que passaient les jours sans apporter de réponse, le soupçon se renforçait, d’autant plus qu’en dépit du temps épouvantable des coursiers parvenaient toujours à relier le puissant port aux autres Etats d’Allemagne.

La veille de Noël, l’interminable ouragan se calma. Plus de vent, mais une neige douce qui se mit à tomber durant des heures, enveloppant choses et gens de son épais manteau pour la plus grande joie des enfants. Ce soir on pourrait aller en bandes par la ville en chantant les vieux noëls et recevoir en échange des gâteaux et des bonbons. Les voix enfantines avaient quelque chose de magique, de rafraîchissant, et Aurore, quand elle eut vu le petit groupe s’éloigner dans l’épaisse couche blanche avec ses galoches et ses vêtements de laine aux couleurs vives, sentit le calme lui revenir en même temps qu’une ferme décision :

- Je ne peux plus rester ici à me ronger les sangs ! Dès la fin des fêtes je repars. Seule !

Le mot arracha aussitôt à sa sœur un cri de protestation :

- Seule ? Sans Ulrica ni…

- Sans personne d’autre qu’un cheval ferré à glace… et un costume de cavalier. Le mutisme de Hildebrandt m’est insupportable et je veux retourner à Hanovre voir ce qu’il devient !

- Tu es folle ! On ne te laissera pas entrer dans la ville !

- En tant qu’Aurore de Koenigsmark, j’en suis persuadée, mais pourquoi refuserait-on disons… Hugo de Mellendorf, un jeune homme de bonne famille faisant le tour des principautés allemandes pour s’ouvrir l’esprit et se chercher peut-être un destin ?