- Trouve autre chose comme but ! Hanovre est bourrée de sergents recruteurs qui auront tôt fait de t’enrôler dans la première compagnie en formation.
- Jamais de la vie. Je suis noble et… et de santé fragile. Il faut qu’avant trois jours j’aie pu obtenir un passeport à ce nom.
- Sois un peu raisonnable et essaye de patienter…
- Je n’ai que trop patienté !
- Je voulais dire, laisse s’achever cette période. Après le 1er janvier les jours reprendront leur cours normal.
- Et le temps relativement doux peut redevenir exécrable !… Bon, c’est entendu nous finissons l’année ensemble puisque aussi bien personne n’est venu nous tenir compagnie ! ajouta-t-elle plus doucement en se penchant pour embrasser Amélie.
Loewenhaupt, en effet, ne s’était pas montré, mais d’autre part Amélie aurait pu se rendre à la Gardie, en Suède, afin de passer Noël avec ses fils. La profonde fatigue qu’elle tramait depuis ses relevailles et aussi le temps l’en avaient dissuadée, tout autant que son désir de rester auprès de sa sœur. Ce dont celle-ci ne pouvait se défendre d’être touchée. Mais elle n’eut pas à se préoccuper d’un faux passeport. Au matin du 1er janvier, un cavalier mettait pied à terre devant le portail de la maison, confiait son cheval à un valet d’écurie avec force recommandations et, pour finir, demandait à être reçu par Mlle la comtesse de Koenigsmark.
- Qui dois-je annoncer ? demanda le laquais.
- Je le dirai personnellement à la comtesse. Contentez-vous de préciser que je viens de Celle avec une mission particulière de Son Altesse Mme la duchesse.
Un instant plus tard, dans le salon, décoré de branches de sapin enguirlandées d’argent et de houx couvert de petites boules rouges, Nicolas d’Asfeld se matérialisait sous l’œil surpris d’Aurore et s’inclinait devant elle. Il était visiblement fatigué mais, au-dessus de ses habits mouillés et tachés de boue, son curieux visage asymétrique rayonnait d’une joie qui, pour être intérieure, ne l’apparentait pas moins à un bienheureux arrivant à la porte du paradis.
- Bonjour baron ! fit-elle tandis qu’il balayait le tapis des plumes découragées de son chapeau. Puis-je savoir ce qui me vaut un honneur aussi inattendu ? On me dit que la duchesse Eléonore vous envoie ? C’est fort étonnant si je m’en tiens à la façon dont elle m’a reçue à la fin de l’été dernier.
- En effet, Son Altesse m’envoie. fit-il tandis qu’un sourire radieux s’étalait sur son visage couturé.
Il n’en dit pas plus, continuant à regarder Aurore avec une sorte de béatitude qui ne tarda pas à lui taper sur les nerfs qu’elle avait plutôt sensibles ces derniers temps.
- Et… c’est tout ? Elle ne vous a confié aucune mission et vous êtes venu simplement me saluer ?
- Ouiiii… non !
Et, pliant le genou devant la jeune fille comme si elle était une souveraine, il lui remit une lettre dont elle fit sauter le cachet d’un doigt nerveux. Elle émanait en effet de la duchesse Eléonore et le texte en était court : après deux phrases excusant plus ou moins sa conduite lors de leur dernière rencontre, celle-ci priait instamment Mlle de Koenigsmark de bien vouloir suivre son messager « en y mettant le plus de discrétion possible afin d’examiner avec elle une affaire de la plus haute gravité ».
Songeuse, Aurore replia la missive et, cherchant des yeux le messager, vit qu’il était toujours à genoux :
- Que faites-vous là ? Relevez-vous, voyons ! Je ne suis pas le Saint-Sacrement !
- Pour moi vous êtes davantage ! fit-il avec âme mais en obéissant.
- Savez-vous ce que m’écrit la duchesse ?
- Que je dois vous conduire vers elle en prenant des précautions. Il est important que votre rencontre demeure secrète, récita-t-il. Si Son Altesse le duc en était avisé, les conséquences pourraient en être désagréables.
- Je veux bien le croire et souscris à l’avance. Encore faut-il que vous m’expliquiez ce qu’elle entend par l’« affaire » ? Il ne saurait être question, j’imagine, que je me rende à Celle dans mon carrosse armorié avec cocher et laquais et qu’en cet équipage je débarque dans la cour d’honneur du palais en robe de présentation ? Nous sommes d’accord ?
- Oh !… Entièrement !
- Alors que faisons-nous ? Et d’abord asseyez-vous, lieutenant ! Vous êtes trop grand !
Cette fois il obtempéra avec empressement, repliant son long corps sur un tabouret où il se tint assis modestement, les genoux pliés et en serrant son chapeau contre sa poitrine à la manière de Hans Müller. Puis, après s’être raclé la gorge deux ou trois fois, il expliqua :
- C’est chez la baronne Berckhoff que vous vous rencontrerez. Dans sa maison de ville. Il serait imprudent que vous veniez au palais et une auberge ne serait pas convenable. Il vous faut un équipage… modeste. Vous pourriez être, par exemple, une marchande à la toilette…
- Ce qui me donnerait le droit d’aller directement au palais ? Vous n’y connaissez rien, lieutenant !… Mais, j’y pense, vous a-t-on remis un passeport pour moi ?
- Naturellement. Le nom est en blanc afin que vous puissiez choisir ce qui vous plaira.
En même temps, il tirait de son dolman un rouleau de papier d’où pendait un sceau qu’il tendit à la jeune fille. Celle-ci le lut attentivement. Elle s’assit un instant devant son petit bureau, elle ajouta quelques mots avant de le rendre à l’officier :
- Voilà ! Je suis désormais Hugo de Mellendorf votre jeune cousin… ou celui de la baronne. Vous choisirez vous-même…
Il eut un haut-le-corps et tourna vers la jeune fille un regard indigné :
- Un garçon ? Vous voulez passer pour un garçon, vous ? Impossible !
- Voulez-vous me dire ce qui s’y oppose ?
- Mais… tout ! Vous ne donnerez le change à personne. Nulle n’est plus… féminine que vous !
- Vous désirez parier ? Où avez-vous pris logis ?
- Je… je n’ai pas encore choisi. Je pensais…
- Loger chez moi ? C’est cela qui ne serait pas convenable. Optez donc pour l’auberge Moser, face à l’hôtel de ville. Ce n’est pas loin et c’est une excellente maison. Je vous y rejoindrai demain matin à huit heures. Soyez prêt à partir. Moi je le serai.
Il ne put pas faire autrement que d’en passer par où le voulait Aurore. Celle-ci relisait d’ailleurs avec un sourire satisfait le passeport désormais inutilisable pour tout autre que Hugo de Mellendorf… Fort mécontent, Asfeld dut se contenter d’un simple geste - amical mais distrait ! - de la main en réponse à son profond salut.
Aurore, elle, était enchantée. Ce n’était pas la première fois qu’elle songeait à emprunter l’aspect d’un jeune homme afin de voyager plus commodément et plus légèrement : un simple portemanteau au lieu d’un coffre encombrant et un cheval - muet par définition ! - au lieu des ronchonnements perpétuels de cette chère Ulrica ! Quant à ce benêt qui allait l’escorter, elle était déjà sûre de son pouvoir sur lui. C’était incroyablement reposant pour l’esprit même si la route, en hiver, risquait de l’être moins mais c’était sans importance. Ce qui en avait, c’était l’appel inattendu de la duchesse de Celle. Que pouvait bien lui vouloir l’arrogante mère de Sophie-Dorothée ?
Le reste de la journée se passa en préparatifs. Naturellement, Ulrica n’avait pas perdu une si belle occasion de pousser les hauts cris. D’autant plus amers qu’elle avait l’impression d’être écartée : sa nourrissonne n’avait plus besoin d’elle et le lui signifiait brutalement. C’était inexact ainsi qu’Aurore le lui expliqua, mais il y avait là un trop beau prétexte à dramatiser pour qu'elle le laisse passer.