Toute autre fut la réaction d’Amélie. Même si elle était choquée dans ses principes par la décision de sa sœur, elle se garda de le lui laisser voir parce qu’elle devinait une espérance au bout de cette mascarade. Il y avait des mois que l’absence de nouvelles les étouffait toutes deux. Le rendez-vous que demandait l’ex-Eléonore d’Olbreuse allait peut-être leur apporter un élément nouveau, une piste pour retracer les derniers pas de leur frère. Elle poussa même l’obligeance jusqu’à l’aider dans son équipement, en puisant dans la garde-robe de son mari. Aurore et lui étaient à peu près de taille équivalente : si Loewenhaupt était de stature moyenne à l’échelle masculine, la jeune fille était grande pour une femme, ce qui les faisait se rejoindre. Quelques retouches la mirent en possession d’un justaucorps de velours prune descendant jusqu’aux genoux, cachant des culottes du même tissu. Les manches à vastes revers montraient les poignets de la chemise de fine toile et se terminant au cou par une cravate mousseuse formant jabot. Un long gilet complétait l’ensemble avec des bas qui disparurent dans des bottes à entonnoir. Des gants à crispin, un feutre noir garni de courtes plumes grises et un manteau de cheval noir doublé de fourrure rase achevèrent la transformation. Seuls les cheveux présentèrent une difficulté. Ceux d’Aurore étaient longs, épais et soyeux, impossibles à enfouir sous une perruque. Amélie trouva la solution avec une fine résille de tulle noir laissant libres quelques mèches autour du visage, le reste étant noué sur la nuque par un ruban ainsi que la mode commençait à le proposer. L’ensemble était très réussi néanmoins et, le soir venu, quand elle passa en revue ses nouveaux habits disposés sur les sièges de sa chambre, Aurore éprouva un peu de tristesse. Elle aurait tant voulu porter les vêtements de Philippe ! Mais, taillés pour un homme de haute stature et superbement musclé, ils étaient nettement trop grands pour elle. Même la vieille pelisse qu’il avait portée depuis qu’il était tout jeune homme ne pouvait aller, ce qu’elle déplora. Cela aurait été tellement merveilleux de pouvoir emporter avec elle son odeur ! Ce soir il lui manquait plus cruellement que jamais. Il était toujours si tendre avec elle ! Au point - on le lui avait dit - d’éveiller la jalousie de la Platen et même de Sophie-Dorothée… Au point qu’elle s’était prise à regretter, dans le secret de son cœur, que le lien du sang s’oppose à d’autres accomplissements…
Elle savait que l’amour charnel pouvait exister entre frères et sœurs et, parfois, elle s’était demandé si elle l’aurait écarté. Il était beau comme un dieu et la culture poussée que Christine de Wrangel avait donnée à sa fille lui avait appris que les dieux s’unissaient entre eux… Debout devant son miroir, elle s’observa pendant de longues minutes. Elle se savait très belle, mais l’était-elle assez pour attirer l’amour d’un dieu ? L’image que lui renvoyait la glace était plutôt rassurante. La lumière des bougies dorait légèrement son teint qu’encadrait à merveille la splendeur de sa chevelure de jais lustré. Elle faisait scintiller ses larges prunelles d’azur et caressait la fleur humide de ses lèvres roses. Pour mieux se voir, elle défit sa robe, sa jupe, laissa tomber ses jupons, sa chemise. La beauté de son corps l’enchanta tout en la désolant. Etait-il condamné à se faner lentement sans avoir connu l’épanouissement, sans avoir porté de fruit puisque seule une divinité était digne de se le voir offrir et que celui qu’elle aimait passionnément…
Non, il n’était pas mort ! Il ne pouvait pas être mort, sinon il ne resterait plus à elle-même qu’à en finir avec une existence dépourvue d’attraits. Peut-être serait-ce la punition dont le Ciel frapperait son crime, car aimer son frère comme un amant était passible du bûcher. Mais mourir avec lui n’eût été qu’un bonheur de plus !
Saisissant alors la pelisse noire, elle y réfugia sa nudité avec un frisson délicieux quand la fourrure caressa sa peau puis elle alla se jeter sur son lit, secouée de sanglots désespérés…
CHAPITRE V
CE QUE LA DUCHESSE AVAIT À DIRE
En dépit de cette nuit troublante où elle n’avait guère dormi et d’une halte de quelques heures dans une auberge de campagne pour reposer les chevaux, Aurore était à peine fatiguée lorsque l’on franchit les remparts de Celle. Elle avait découvert que galoper en habit d’homme sur une monture à l’allure souple et régulière était moins pénible que de se faire secouer interminablement dans un carrosse plus ou moins bien suspendu dont les roues ne vous épargnaient aucune ornière, aucune roche affleurante, aucune fondrière. Et Dieu sait que les landes de Lunebourg formant le nord du duché de Celle n’en manquaient pas. En outre, le temps ayant choisi de se stabiliser sur un petit froid sec et le ciel montrant quelque clarté, ce paysage qu’elle avait jugé sinistre lors de ses précédents voyages se parait d’une sorte de poésie sauvage sous les couleurs changeantes des nuages courant d’un bout à l’autre de l’horizon et du goût de sel et d’iode charrié par le vent de nord-ouest.
En revanche, la surveillance constante dont l’accablait son compagnon l’irritait et ôtait de l’attrait à ce que l’on pouvait appeler une aventure dont elle attendait beaucoup. Après son entrevue avec la duchesse, elle était décidée à pousser jusqu’à Hanovre afin de savoir ce qu’il était advenu de Hildebrandt… Aussi l’œil rond de Nicolas d’Asfeld continuellement fixé sur elle comme l’aiguille aimantée de la boussole sur le nord magnétique l’agaçait-il au point qu’elle finit par lâcher :
- Pour l’amour de Dieu, baron, ne pouvez-vous regarder autre chose que moi ? Je n’ai nullement l’intention de vous fausser compagnie.
- Je n’en doute pas un seul instant, Mademoiselle, mais j’ai ma consigne.
- Qui est ?
- De ne jamais vous perdre de vue et de veiller à ce que vous parveniez saine et sauve au rendez-vous. Son Altesse y tient énormément !
- Que d’attentions ! Mais de là à partager une chambre avec vous à notre halte d’hier soir…
- Tout à fait normal dès l’instant où deux hommes voyagent ensemble, et ce n’est pas moi qui vous ai obligée à vous vêtir de la sorte ! En outre, la maison était bondée et c’était l’unique chambre libre, se hâta-t-il d’ajouter pour prévenir une protestation qui d’ailleurs ne vint pas. Chacun ayant dormi tout habillé, l’une sur le lit et l’autre par terre sur son manteau. Aurore se contenta d’espérer que la baronne Berckhoff pourrait lui offrir une hospitalité plus conforme à ses habitudes : elle détestait en effet renoncer à sa toilette du soir et dormir dans ses vêtements du jour.
On fut chez elle le lendemain à la tombée de la nuit. C’était l’une des plus belles maisons de Zöllner Strasse, une ancienne et vaste demeure à colombages dont le maître pignon s’ornait de peintures allégoriques un peu effacées par le temps, disposées autour de l’aigle impériale et d’un blason compliqué dans les tons rouge, noir et or. On y pénétrait par une voûte passant sous la maison et débouchant dans une cour plantée d’arbres défeuillés autour d’un vieux puits coiffé d’une dentelle de fer forgé. Un valet d’écurie surgit pour s’emparer de la monture d’Aurore tandis qu’Asfeld restait en selle et saluait :
- Vous voilà à bon port, comtesse… et débarrassée de moi par la même occasion, dit-il. A présent je vais rendre compte..
Il fit volter son cheval et disparut sous la voûte si vite que la jeune fille n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. D’ailleurs, en mettant pied à terre, elle vit la baronne Berckhoff venir à sa rencontre avec un sourire :