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- Je n’étais pas censée entendre, je vous le répète. Quant à mon époux, seule l’indisposait, hélas, la disparition des joyaux.

- Auxquels en étaient joints d’autres, peut-être plus précieux encore, appartenant à ma famille comme le gros rubis « Naxos » offert par le doge de Venise, Francesco Morosini, qui venait d’être investi du pouvoir suprême alors qu’il commandait les troupes vénitiennes dans le Péloponnèse. La pierre a été remise à notre oncle, Othon-Wilhelm, dit « Conismarco », en remerciement des services éminents rendus par lui durant la campagne et du sang qu’il avait versé. Le joyau, sublime, provenait du trésor ottoman mais Morosini aimait comme un frère cet homme dont la vaillance égalait la sienne et c’est sa main auguste qui, un peu plus tard, lui a fermé les yeux au mépris de la contagion quand la peste l’a emporté devant Modon. Lui encore qui prit soin de ses biens et ordonna qu’ils fussent remis à mon frère, Philippe.

Le paisible et riche décor de la noble demeure s’effaça soudain à l’appel de cette voix orgueilleuse, laissant entrer la splendeur de la mer sous le soleil, le fracas des combats entre galères de pourpre et d’or dont les voiles et les flammes claquaient dans le vent…

Il y eut un silence, peuplé seulement par la respiration haletante d’Eléonore de Celle :

- Comment, murmura-t-elle enfin, pouvez-vous savoir que ce joyau avait rejoint ceux de ma fille ?

Aurore tira de son justaucorps la lettre de Philippe :

- J’ai reçu ceci… mais j’ajoute, afin que Votre Altesse ne se réjouisse pas trop vite, que le banquier Lastrop jure sur la Bible de ses pères n’avoir rien reçu d’autre que ce message. Le chargement ne lui est jamais parvenu.

La duchesse parcourut avidement le texte et s’exclama :

- Quatre cent mille thalers ? Mais c’est fou ! Je ne pense pas que notre trésorerie en possède la moitié et l’on disait le comte Philippe ruiné…

- Il voulait peut-être qu’on le croie. Mon sentiment est que l’héritage qu’il est allé chercher à Venise était vraiment très important…

- Et vous n’avez pas connaissance que ce que cette fortune est devenue ?

- Non, mais j’ai l’intention de me renseigner. Quand M. d’Asfeld m’a porté la lettre de Votre Altesse j’avais déjà décidé de me rendre à Hanovre sous ce déguisement.

- C’est de la folie ! jeta la baronne Berckhoff. Si vous étiez reconnue vous risqueriez…

- … de rejoindre mon frère dans sa prison ou dans la mort ? Chère baronne, c’est ce que je désire le plus au monde. Cela ne me causerait donc aucune peine. Mais auparavant, je souhaite apprendre ce qu’il est advenu du secrétaire de mon frère, Michel Hildebrandt. Il m’a rapporté tous ses effets personnels mais n’a pas fait la moindre mention du chargement en question.

- Peut-être l’ignorait-il ? Un secrétaire sert habituellement à écrire des lettres. Or vous dites que celle-ci est de la main du comte Philippe. Imaginez qu’il se soit méfié de lui ? Dans ce cas il est suspect au premier chef.

- J’y ai pensé, admit la jeune fille. D’autant plus qu’il n’a répondu à aucun de mes appels, aucune de mes lettres. Aussi dois-je me rendre impérativement à Hanovre… quel que soit le danger ! J’ai besoin de savoir !

- Ce que je peux comprendre, coupa la duchesse, son calme revenu. Et je vais vous aider. Entrer seule dans la ville, même sous cet aspect, est une folie. Il vous faut un compagnon… et un asile ne serait-ce que pour un seul jour.

- Oh, fit la baronne en souriant, je crois que le compagnon est tout trouvé : j’ai l’impression que le jeune Asfeld tomberait malade si Votre Altesse désignait quelqu’un d’autre.

- Il m’agace ! trancha Aurore. Il me surveille comme si j’était un pot de lait posé sur le feu ! répéta-t-elle.

- Sans doute en fait-il un peu trop, mais cela tient à ce qu’il est amoureux de vous, dit Charlotte Berckhoff. Je m’étonne que vous ne l’ayez pas remarqué ?

- Si… bien sûr, mais je crois que c’est ce qui m’irrite. C’est un benêt…

- Certainement pas, vous pouvez en être persuadée ! Cependant je reconnais qu’en face de vous, il a tendance à perdre tous ses moyens. Traitez-le avec quelque douceur et il s’épanouira comme une fleur au soleil.

Le rude visage du lieutenant n’évoquait en rien une tendre corolle aussi, voyant Aurore esquisser une grimace, l’aimable baronne reprit :

- Si vous pensez trouver mieux je ne vous en empêche pas mais, vu l’urgence, sincèrement, je vous conseille de lui faire confiance. Surtout si on lui dit que votre sécurité, votre vie peut-être, vont dépendre de lui.

- De toute façon, interrompit la duchesse, je ne peux déplacer que lui sans que l’on pose des questions. Maintenant, parlons de l’asile.

- Il ne devrait pas y avoir de difficulté, fit Mme Berckhoff qui semblait avoir réponse à tout. Peter Stohlen qui dirige le théâtre à la Cour possède une vaste maison proche du Leineschloss, où il reçoit les différentes troupes passant dans la ville puisque jusqu’à présent, l’Electeur n’a pas encore réussi à s’en attacher une. Il y a toujours foule chez lui et, n’importe comment, deux étrangers passeront inaperçus. En outre, il a épousé une ancienne femme de chambre de l’Electrice Sophie, remerciée pour ne pas dire chassée à la suite d’une bizarre affaire d’éventail perdu dont la Platen cachait à peine qu’il lui plaisait. Que croyez-vous qu’il advint ? L’éventail disparut et ne fut pas retrouvé. Mais Hilda était responsable de cette partie de la garde-robe ducale et comme il fallait bien trouver une coupable cet honneur lui échut. L’Electeur lui fit comprendre qu’il lui serait agréable qu’elle se sacrifie. En récompense elle épousa Peter Stohlen, ce qui était une façon élégante de s’en débarrasser. Il était d’ailleurs amoureux d’elle et ce fut un bon mariage. Or je connais bien Peter, qui est né à Berckhoff, frère de lait de mon défunt époux. J’ai donc offert un présent lors du mariage, ce dont Hilda m’a été reconnaissante. J’ajoute qu’elle n’a pas pardonné au couple grand-ducal de l’avoir prise comme bouc émissaire…

- On peut la comprendre, remarqua Aurore, mais elle et son époux connaissaient mon frère et je lui ressemble.

- Pas à ce point, et l’on peut toujours ajouter quelque artifice. Au demeurant, elle sera heureuse de vous héberger. Justement parce que votre visage lui en rappellera un autre. C’est une femme très… vraiment très sentimentale !

- Vous voulez dire qu’elle avait un faible pour lui ?

- Elle n’était pas la seule et vous le savez. Je vais vous donner une lettre pour elle. Officiellement vous pourriez être deux amis d’enfance censés rechercher un jeune cousin fugueur, et l’idée vous serait venue d’explorer le milieu des comédiens. Vous n’imaginez pas le nombre de gens que l’on y trouve et qui n’ont rien à y faire !

- Mais pourquoi ?

- Oh, les raisons sont multiples : échapper à une famille trop contraignante, envie de voir du pays, entrer dans des châteaux, changer de personnalité ou même suivre le destin d’un acteur ou d’une actrice en les rejoignant sur les planches afin d’y vivre jusqu’au bout une histoire d’amour.

- C’est vrai ! soupira Aurore devant qui Charlotte venait d’ouvrir des perspectives insoupçonnées. Les comédiens vont partout, entrent partout, et nul ne peut dire ce qui se cache sous leurs masques…

- N’est-ce pas que mon idée est bonne ? Vous pourrez faire entière confiance à Hilda. Et comme elle fait ce qu’elle veut de son époux et de son beau-père qui vit avec eux…

- Reste à savoir si le baron d’Asfeld acceptera ?…