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- Va pour le château, mais le peuple pourrait vouloir se distraire ? Vous ne jouez plus rien ici ?

- Le peuple ? Si vous voulez que je vous dise tout, il a peur. Il ne sait pas pourquoi au juste mais il a peur ! Sur l’ordre de l’Electrice, on a bien essayé de jouer une espèce de « mystère » pour Noël avec les quelques comédiens amateurs qu’on a au pays parce que les troupes itinérantes nous évitent. Cette représentation s’appelait La Tentation d’Adam et Eve ou le Paradis perdu. D’ordinaire ça plaît assez à cause de… parce qu’on coud les héros de l’histoire dans une toile couleur de chair avec une petite ceinture en feuilles de figuier et que le public espère toujours que la toile va craquer. Il y a aussi des anges et des diables qui dansent en chantant - je devrais dire il y avait parce que le pasteur Schlumpf a défendu qu’on les fasse danser ensemble, ce qui a posé un problème. Enfin mon beau-père, qui jouait le Père éternel avec une immense perruque et une barbe de fleuve, n’a pas retrouvé son costume. Il a joué en robe de chambre à ramages. Vous imaginez ?

- Oh oui ! fit Aurore qui ne pouvait s’empêcher de rire tout en dégrafant son manteau qu’elle jeta sur une chaise. Ce faisant, elle dénoua le ruban noir, sans doute relâché, qui nouait ses cheveux sur sa nuque et d’un mouvement spontané secoua la tête pour les libérer. Elle comprit qu’elle avait commis une imprudence en voyant s’arrondir les yeux de Hilda, brusquement figée sur place :

- Mon Dieu ! fit celle-ci en joignant les mains. Vous êtes Mademoiselle la comtesse de…

Vivement, celle d’Aurore s’appliqua sur sa bouche :

- Pour l’amour du Ciel, taisez-vous ! Vous pourriez nous perdre tous !

Mais, habituée à faire face aux situations les plus diverses, Hilda Stohlen se remettait vite :

- N’ayez crainte ! chuchota-t-elle en faisant asseoir la jeune fille sur un escabeau pour achever de dénouer ses cheveux et les brosser. Seriez-vous le diable en personne envoyé par Mme la baronne, que cette maison vous serait grande ouverte ! Or, vous n’êtes pas le diable mais quelqu’un que je suis très heureuse de revoir. Mais nous parlerons plus tard. Pour l’instant, vous allez vous coucher et je vais donner une autre chambre à votre compagnon puisque la moitié de la maison est vide. A moins que vous ne préfériez…

- Non ! Nous sommes seulement compagnons de voyage. La duchesse Eléonore l’a chargé de veiller sur moi… et bien que je n’aie rien à lui reprocher, je préfère dormir seule.

D’un seul coup, Hilda déborda d’une activité dont on aurait pu croire incapable cette petite femme rousse et replète qui, ayant joué jadis les coquettes, ne se déplaçait qu’avec une certaine lenteur et un balancement des hanches incompatible avec toute agitation. En un tournemain, elle eut mis des draps au lit, ajouté des bûches dans la cheminée, apporté un pot d’eau chaude, cherché une chemise de nuit en toile assez fine et fait lever Aurore pour l’aider à se déshabiller, tout cela sans dire un mot. Ce ne fut que quand sa visiteuse grimpa sur les trois matelas empilés qu’elle reprit son discours :

- Voilà ! Je vais dire que vous êtes… souffrant et que je me charge entièrement de vous. La servante ne mettra pas les pieds ici. Tout à l’heure je vous apporterai une soupe bien chaude, des saucisses…

- Pas de saucisses s’il vous plaît ! La soupe suffira. En outre une malade doit manger légèrement. Mais un verre de vin me ferait plaisir !

- Vous l’aurez ! Je vais revenir dans un moment avec ce qu’il faut. En attendant, je vous enferme et je garde la clé sur moi. Lottie est une brave fille mais elle aime un peu trop les beaux garçons… Je vais lui confier votre garde du corps…

- Si elle aime les beaux garçons, elle sera déçue ?

- Ah ? Vous trouvez ? A moi il me paraît plutôt séduisant ! On voit immédiatement que c’est un homme, un vrai…

- Ce qui n’est pas mon cas, évidemment, sourit la jeune fille qui redevint grave pour soupirer :

- Merci de ce que vous faites ! Du fond du cœur !

- Ce n’est rien ! Voyez-vous… j’aimais beaucoup le comte Philippe, qui bavardait toujours avec moi quand il venait au théâtre… Il m’a même envoyé des fleurs. Et vous avez ses yeux…

Ne jugeant pas utile d’expliquer davantage, elle sortit sans oublier de refermer soigneusement derrière elle, laissant Aurore essayer de remettre de l’ordre dans ses esprits. Tout avait été si vite ! Livrée à elle-même, à présent, elle se demandait si justement ce n’était pas trop rapide et si elle pouvait faire entière confiance à son hôtesse. Qu’elle eût aimé Philippe n’était pas surprenant. N’était-il pas l’homme le plus séduisant qu’il y eût au monde ? Restait à savoir si Hilda Stohlen avait dit la vérité sur leurs relations. Et si les choses avaient été différentes de ce que la comédienne avait raconté ? Si une brève aventure qui aurait mal tourné n’aurait pas inspiré à cette femme quelque ressentiment ? Elle semblait tellement heureuse d’avoir la sœur sous son toit ! Un peu trop peut-être ? Et puis il y avait cette porte fermée à clé. N’eût-il pas été suffisant d’interdire à la servante de troubler le repos du jeune voyageur ?

Arrivée là de ses cogitations, Aurore sauta à bas du lit et, sur ses pieds nus, courut à l’unique fenêtre. Couverte de buée, elle ne permettait de voir que la vague silhouette d’un arbre derrière lequel il y avait une maison dont le toit, comme les branches, était couvert de neige. En outre on était au second étage et si les murs du logis étaient peints ainsi que nombre de maisons en Allemagne du Nord, il n’y avait guère de saillies permettant l’escalade ou la descente… Y en eût-il eu, d’ailleurs, qu'elles n’eussent apporté à Aurore qu’une aide morale. Hilda avait emporté ses vêtements pour les faire sécher et elle se voyait mal s’enfuyant par les rues, pieds nus et en chemise de nuit. Au fond, à y réfléchir c’était idiot ! Charlotte Berckhoff ne lui avait-elle pas dit qu’elle pouvait faire entière confiance au couple Stohlen ? Les braves gens existaient à Hanovre comme partout ailleurs et les gens des palais ou autres châteaux ne déteignaient pas fatalement sur leurs sujets.

Elle venait de réintégrer son lit quand Hilda revint avec un plateau chargé d’un couvert, d’une soupière, de petits pains ronds réchauffés au four, d’un peu de beurre, de confiture de prunes et d’un pichet de vin dont elle versa un fond de verre avant de le tendre à sa pensionnaire :

- Goûtez ! fit-elle. Je n’ai malheureusement pas de vins français, mais celui-là vient de Heidelberg et n’est pas mauvais.

Il était même excellent et le moral d’Aurore s’en trouva remonté. Elle attaqua sa collation dont elle ne laissa pas une miette, après quoi elle se laissa glisser sous les couvertures avec une vraie sensation de bien-être. Hilda poussa l’attention jusqu’à la border, mais ne s’en alla pas pour autant.

- J’imagine, commença-t-elle après un moment d’hésitation, que vous n’allez pas nous rester longtemps puisque nous ne logeons pas la moindre troupe de théâtre ces temps-ci et que, par définition, celui que vous cherchez n’y est pas.