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- Pouvons-nous le voir afin de nous recueillir ?

- Bien sûr ! Suivez-moi !

Laissant la femme Acker assez perplexe rejoindre des commères que son intervention avait tenues à l'écart mais qui étaient toujours présentes, le pasteur dirigea les deux jeunes gens vers l’église dont, en sortant, il avait pris soin de fermer la porte. Rien dans son visage ne permettait de deviner ce qu’il pensait, mais quand il les eut fait entrer sous la voûte gothique où il faisait plus froid encore qu’à l’extérieur, il referma à deux tours de clé avant de les guider vers l’étroit escalier descendant à droite de l’autel. L’église était sombre mais la crypte l’était davantage en dépit des deux bougies allumées de part et d’autre d’un cercueil en bois rustique posé sur des tréteaux. Un cercueil dans lequel reposait Michel Hildebrandt, les mains croisées sur sa poitrine.

A cette vue, Aurore tenta de retenir un sanglot mais la main de Cramer se posa sur son épaule tandis qu’il murmurait :

- Ne craignez pas de donner libre cours à votre chagrin, Mademoiselle de Koenigsmark ! Vous êtes ici dans la maison de Dieu mais aussi d’un ami…

CHAPITRE VI

ÉTRANGE INCOGNITO !

Trop choquée par ce qu'elle voyait, Aurore ne s’étonna même pas d’avoir été reconnue. Un prie-Dieu était disposé devant le jeune mort. Elle s’y laissa tomber plus qu’elle ne s’agenouilla et, le visage enfoui dans ses mains, essaya de prier. C’était déjà difficile de mettre deux idées sensées bout à bout, alors trouver les mots capables d’attirer sur elle la clémence du Ciel ! En plein désarroi, elle ne savait que répéter :

- Pourquoi, mon Dieu ! Mais pourquoi ?…

Tout en versant des larmes abondantes, elle osait à peine regarder ce visage à jamais immobile, hier encore plein de vie et de projets. Elle revoyait le sourire qu’il avait eu lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle souhaitait le garder auprès d’elle, et c’était un crève-cœur de plus parce qu’il ne faisait aucun doute que ce pauvre garçon était mort pour elle…

Elle aurait pu rester là des heures si la main du pasteur ne s’était posée sur son épaule :

- Venez ! Vous avez besoin de réconfort et aussi de parler. Allons chez moi !

Elle accepta d’un hochement de tête et se releva :

- Quand comptez-vous l’enterrer ?

- Demain auprès de ses parents. Ce soir au prône j’inviterai les fidèles à venir prier pour lui.

- Nous y serons aussi.

- Sûrement pas ! J’espère même que vous allez quitter cette ville au plus vite…

Sans lui répondre, Aurore fit le tour des candélabres et, se penchant sur le corps, posa un instant ses lèvres sur le front du jeune homme pour un dernier adieu. Il lui sembla alors qu’une ombre de sourire passait sur ce visage auquel la mort avait apporté une sérénité qu’elle ne lui avait jamais connue. Puis, sans attendre les autres, elle remonta l’escalier.

La maison du pasteur Cramer, voisine de l’église, n’offrait aucun signe particulier. Austère et peu meublée, comme il convenait à un ministre célibataire, elle était d’une propreté irréprochable par les soins d’une gouvernante déjà âgée dont la vêture réussissait à être encore plus sévère que celle d’une religieuse catholique : rien que du noir avec juste un mince liséré blanc autour de la coiffe et du col remontant jusqu’au menton. Sans demander l’avis du pasteur, elle ouvrit, devant les étrangers, un petit parloir éclairé par une seule fenêtre faisant face à une grande croix de bois où trois bancs et une demi-douzaine d’escabeaux composaient tout le mobilier. Aurore choisit l’un de ceux-ci cependant que les deux hommes restaient debout, et la jeune fille ne put s’empêcher de se demander à quelle sorte de réconfort Cramer avait fait allusion : il n’y avait même pas de feu dans la cheminée !

Il dut deviner ce qu’elle pensait car, avant que la femme n’eût refermé la porte, il lui proposa un peu de lait chaud. Qu’elle refusa. Elle avait hâte à présent de retourner chez Stohlen. Aussi questionna-t-elle : pourquoi son hôte semblait-il si pressé de les voir quitter la ville ?

- Simplement parce que vous êtes en danger, fit-il avec un haussement d’épaules. Comme tout ce qui touche ou a touché de près comme de loin à votre frère. Michel Hildebrandt vient de vous en apporter la preuve tragique. Après avoir déménagé la demeure du comte, il n’aurait jamais dû revenir.

- Je ne vois pas pourquoi. Il était du pays, il y possédait un peu de bien et c’était grâce à ses compétences, à son honnêteté et à la sympathie qu’il inspirait que mon frère l’avait engagé en tant que secrétaire. Celui-ci ayant… disparu, il était normal qu’ayant accompli son devoir envers nous, il revienne à son foyer.

- Vous devriez m’accorder autant de confiance que Michel m’en gardait. Je n’ignorais pas qu’il souhaitait quitter définitivement Hanovre pour s’attacher à votre maison. Il n’était là que pour essayer d’en apprendre davantage sur l’absence d’un maître qu’il refusait de croire définitive…

- Comme moi-même, Monsieur le pasteur.

- Je ne peux pas vous le reprocher… encore que je craigne fort que vous n’entreteniez une illusion. Chacun ici est persuadé qu’il ne reviendra plus…

- Que c’est commode ! Cela a permis la hâte indécente avec laquelle on a mis à sac sa maison avant de la vendre avec ses chevaux et je n’arrive pas à comprendre par quel tour de force Michel Hildebrandt a réussi à sauver ses effets personnels.

- Les créanciers ayant été payés, il était difficile de le lui interdire. D’autant qu’il l’a fait au grand jour, au vu et au su de tous, afin d’apporter quelque adoucissement à une famille en deuil…

La patience d’Aurore allait s’amenuisant. Elle n’était pas venue discourir sur les probabilités du sort de Philippe :

- Puisque tout le monde, et vous le premier, êtes persuadé de la fin tragique de mon frère, vous devez bien étayer cette conviction sur une base solide ?

- Comment l’entendez-vous ?

- Oh, c’est élémentaire. Il est mort dites-vous ? Ce qui veut donc dire qu’on l’a tué. Alors moi je veux savoir qui ? Vous devez bien avoir une idée là-dessus ?.. Et ne me parlez pas du comte de Lippe ? Ce n’était qu’un leurre. Alors qui ?

Le maigre visage strictement rasé se contracta un instant comme sous l’empire d’une douleur :

- En vérité, je n’ai aucune certitude. Rien que des doutes. D’ailleurs confirmés par la mort de Hildebrandt… Je suis persuadé que son assassin est le même que celui du comte Philippe.

- Son assassin ? Il en aurait fallu plus d’un pour ôter la vie à mon frère.

- Vous avez peut-être raison, si l’on considère qu’après la mort de ce pauvre garçon, sa maison a été pillée comme la vôtre. La méthode était la même, la main devait l’être aussi.

- Mais enfin, personne n’a rien vu ? lança Nicolas qui, à son tour, perdait patience.

- Peut-être, mais l’on se taira et si j’avais une certitude je la garderais pour moi. D’abord parce que mon ministère interdit la dénonciation…

- Vous préférez laisser courir les meurtriers ? ironisa Aurore avec amertume.

- Non, mais la disparition du comte Philippe est devenue un secret d’Etat. Par conséquent mortel. N’oubliez pas que la Saxe demande des comptes. Et tout ce qui peut rappeler son souvenir sur cette terre de Hanovre doit disparaître. C’est pourquoi je vous supplie de repartir sur-le-champ…

- Avec le respect que je vous dois, Monsieur le pasteur, laissez-moi vous dire que chacun est libre de sa destinée donc de risquer sa vie…

- La vôtre, oui. Pas celle des autres ! Je dois vous préciser que même l’aubergiste chez qui vous devez loger est en danger si quelqu’un vous reconnaît. Et je vous ai reconnue, comtesse Aurore ! Alors partez !… Je parle, croyez-le, dans l’intérêt des gens de ce pays autant que du vôtre !