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Le regard d’Aurore ne fit qu’effleurer l’invité qui, renversé dans son fauteuil, semblait sur le point de se pâmer, cherchant la Platen qu’elle n’eut pas de peine à trouver : vêtue et empanachée d’écarlate « comme le bourreau », elle tenait la gauche de l’invité, en symétrie avec la princesse-électrice dont les bleus évanescents couverts de perles contrastaient violemment avec son rouge. Cruelle, Aurore nota les ravages que la débauche imprimait sur ce visage arrogant. Celle que l’on disait « la plus belle femme d’Europe » avec une évidente flagornerie vieillissait mal et plâtrait à présent d’une couche de blanc épaisse d’un pied des traits en voie d’affaissement qui n’en tiraient aucune amélioration. Le menton avait doublé de volume et, sur les yeux couleur d’émeraude, les paupières se plissaient. Seule la gorge découverte à la limite de la décence semblait encore belle et ferme bien que les baleines du corset y fussent sans doute pour quelque chose. Celle-là ruisselait de diamants et de rubis dont les scintillements brouillaient la vue… mais, soudain, Aurore eut un hoquet et perdit ce plaisir essentiellement féminin qu'elle éprouvait à détailler la favorite vieillissante : une chaîne de pierres précieuses sertissait le décolleté, se rejoignant entre les seins rebondis sur un splendide joyau que la sœur de Philippe reconnut avec une fureur qu’elle eut peine à contenir : c’était, monté en broche et entouré de diamants, le rubis « Naxos » avec lequel cette misérable femme osait se pavaner !

Le choc fut si violent qu’Aurore dut se retirer dans le vestibule de la salle pour y chercher l’appui d’une banquette où elle se laissa tomber tandis que l’effort produit pour se maîtriser la faisait blêmir et lui mettait la sueur au front. L’un des serveurs qui s’étaient rassemblés à la porte s’en aperçut :

- On dirait que tu n’es pas à ton aise, mon garçon ? Tu es le valet du chanteur ?

- Son… son accompagnateur habituel. Ne t’inquiète pas !… Ce n’est rien. La chaleur peut-être ?

- Ici, dans les courants d’air ? En plus tu es tout blanc… Attends ! Je vais te chercher un remontant.

Ce brave homme revint au bout d’un instant avec un gobelet de vin qu’il voulut mettre dans les mains d’Aurore mais celles-ci tremblaient tellement qu’il y renonça et la fit boire lui-même.

- Là !… Doucement !… Ça va te requinquer. C’est de la malvoisie…

En effet, Aurore se sentit mieux rapidement. La chaleur du vin chassa la vague de froid qui l’avait envahie. En remerciant le garçon, elle s’étonna qu’il ait pu lui donner un vin de cette qualité…

- Dans cette maison, quand il y a un festin, on peut se servir comme on veut. Le majordome s’enivre encore plus vite que Son Altesse. Tiens, je te laisse le reste ! Il faut que je retourne à mon service… On dirait que ton maître a du succès.

En effet, un tonnerre d’applaudissements saluait la fin de l’air que Nicolas dut bisser et même trisser avant qu’on lui permette de chanter une autre mélodie. C’était un vrai triomphe mais, justement, c’était trop pour Aurore. Elle n’avait qu’une envie : se réfugier dans un coin tranquille, obscur et silencieux de préférence, pour y prendre un peu de repos et mettre de l’ordre dans ses idées. Loin de la Platen, surtout ! La haine que cette ignoble femme lui inspirait l’aveuglait et la rendait sourde au point de perturber son esprit toujours si clair. Une seule pensée surnageait : inutile de chercher ce qu’avait pu devenir l’envoi de Philippe à Lastrop : la Platen avait fait main basse dessus… Restait à savoir comment ?

Décidée à rentrer chez les Stohlen, elle chercha celui qui l’avait secourue pour qu’il prévienne Nicolas, ne le trouva pas et confia son message à l’un des musiciens qui, profitant d’un moment où le chanteur s’accompagnait lui-même à la guitare, s’était esquivé pour satisfaire un besoin urgent.

Elle atteignait l’escalier d’honneur où s’alignaient des hallebardiers monumentaux quand le serviteur qu'elle avait cherché la rejoignit et la prit par le bras.

- Pas par-là ! fit-il. Tu n’as droit qu’à l’escalier de service que je vais te montrer…

Quand ils ne furent plus à portée d’oreilles étrangères, il changea subitement de ton :

- Veuillez me pardonner d’avoir osé vous tutoyer, Mademoiselle la comtesse, mais je ne pouvais pas faire autrement. Si vous voulez rentrer, je vais vous accompagner. Vous risquez de mauvaises rencontres cette nuit… les autres aussi d’ailleurs !

Elle se figea sur place et le regarda avec accablement. Encore un ! Alors qu’elle se croyait si parfaitement grimée ! Mais elle était trop lasse pour prendre la peine de nier :

- Comment m’avez-vous reconnue ? soupira-t-elle.

Il se mit à rire et glissa un objet dans sa main :

- Quand on arrive avec une moustache, il vaut toujours mieux l’avoir encore à la sortie… avec le respect que je dois à Mademoiselle ! En outre, j’étais l’un des valets de pied de M. le comte : Donner ! Joachim Donner !… encore tout à votre service…

Cette fois elle le regarda et, en effet, se souvint de ce visage plein et avenant, de ce sourire paisible qu'elle n’eut aucune peine à habiller aux couleurs d’autrefois.

- Joachim Donner !… Oh oui, je me souviens ! Vous étiez de ceux dont mon frère réclamait le plus souvent les services. Quand je suis revenue à Hanovre, après avoir appris sa disparition, je me suis rendue directement à sa demeure et je n’ai plus rencontré âme qui vive. Qu’étiez-vous devenus, vous, ses serviteurs ?

- Deux jours après son départ on nous a fait savoir qu’il s’absentait pour longtemps, que la maison serait fermée et que nous devions rentrer au palais dont, soit dit en passant, la plupart d’entre nous avaient été détachés.

- Et vous n’en avez pas été surpris ?

- Si, naturellement… et désolés aussi. Nous étions bien chez M. le comte. Ce qui n’est vraiment pas le cas ici ou à Herrenhausen. En dépit de ses coups de gueule c’était un plaisir de le servir… et davantage encore Mademoiselle !

- Aucun de vous n’est allé chez Mme de Platen ?

- Deux, mais, outre qu’ils ne venaient pas des palais, j’ai toujours été persuadé qu’ils sortaient de chez elle et qu’ils étaient là pour surveiller notre maître.

- Je me demande s’il existe un endroit à Hanovre où elle n’a pas d’espions…

- Pas seulement à Hanovre. L’époux de la dame est premier ministre, ce qui lui permet d’élargir ses vues.

Sortis du Leineschloss par une petite porte, on fut rapidement devant la maison Stohlen où Hilda devait veiller si l’on en jugeait par les deux fenêtres éclairées. Aurore se tourna vers Joachim et, d’un geste spontané, lui tendit une main que, confus, il osa à peine toucher :

- Merci de m’avoir ramenée à bon port, Donner ! Puis-je vous demander de me rendre encore un service ?

- Ce que Mademoiselle voudra. C’est au sien que j’aimerais revenir !

- Il pourrait se faire. J’habite l’hôtel Wrangel à Hambourg… Et au sujet de ce service, je voudrais que vous veilliez sur mon pseudo-maître. Je ne serai tranquille que lorsqu’il sera rentré…

- Je ferai de mon mieux mais, si Mademoiselle la comtesse le permet, je ne serai tranquille, moi, que lorsqu’elle aura quitté cette ville !

- Demain matin si tout va bien. Moi aussi j’ai hâte de partir.

Elle retint de justesse le « quoique » qui lui venait. Ce garçon lui était sympathique et elle savait que Philippe le voyait ainsi, mais la prudence conseillait de ne pas trop se livrer. Pour le moment il en savait assez et elle le laissa s’enfoncer dans la rue obscure. Quant à ce qu’elle avait failli confier imprudemment, c’était son envie soudaine d’aller rôder autour de « Monplaisir », la riche demeure des Platen à mi-chemin entre le Leineschloss et Herrenhausen, mais cela ne l’aurait avancée à rien. En dépit du fait que les maîtres étaient absents, la maison devait être étroitement gardée. Surtout si elle recelait le trésor que Lastrop n’avait jamais vu arriver. Ce qui, après ce qu’elle venait de voir, ne faisait plus le moindre doute pour Aurore.