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Quand les sœurs de Philippe quittèrent le temple familial, Amélie, les yeux secs, marchait d’un pas assuré, les mains nouées sur son giron, humant l’air plus frais du soir tombant. Aurore, elle, marchait comme une somnambule, le visage noyé de larmes incessantes qu'elle essuyait de temps a autre d’un geste machinal. Cela finit par agacer son aînée qui vint la prendre par le bras :

- Pourquoi pleurer autant ? La prière ne t'a donc pas réconfortée ?

- Je n'ai pas pu prier : j'ai trop de craintes. Pendant tout ce temps, je revoyais ce jour affreux où nous est revenu le corps de Charles-Jean et je me demandais si on nous rendrait celui de Philippe.

- Pourquoi veux-tu absolument qu'il soit mort ? Je reconnais que le billet de Hildebrandt est inquiétant parce qu'il est lui-même inquiet, mais d'autres hypothèses peuvent être envisagées. Notre frère a peut-être eu un accident ? Fait une chute de cheval quelque part dans la campagne… ou alors on l'a emprisonné, que sais-je ? Au contraire de toi j'ai prié et j'en ai retiré une sorte de confiance…

Laissant enfin sécher ses larmes, Aurore regarda sa sœur avec stupeur :

- Confiance ? En quoi mon Dieu ? Cette cour de Hanovre est un cloaque gouverné par des barbares et des harpies !

- C'est pourquoi il n'aurait jamais dû y accepter un commandement après l'humiliant naufrage de son mariage à Celle !

- Accepter ? Allons, Amélie ne te fais pas plus naïve que tu n'es ! Tu sais, comme je sais, comme nous savons tous que cette charge de colonel des hussards de Hanovre c’est, sur sa demande, la Saxe qui la lui a fait offrir.

- Il voulait revoir Sophie-Dorothée, l’imbécile ! fit Mme de Loewenhaupt avec un haussement d’épaules. Quelle stupidité !

- Sans doute, mais surtout il voulait la sauver !

En effet, quelques mois après le transfert des cendres de Charles-Jean à Agathenburg, Philippe arrivait à Hanovre pour prendre le commandement de la garde de l’Electeur. Le précédent titulaire avait été tué par un baron suisse et cette involontaire défection gênait considérablement un prince impopulaire et qui, de ce fait, ressentait le besoin d’être protégé de façon efficace. Ernest-Auguste était un vieil homme tatillon, avare, naturellement soupçonneux et ayant passé toute sa vie entre les vins, les cartes et les filles. L’âge venant, il avait fini par se contenter d’une seule maîtresse : Clara-Elisabeth de Meissenbourg, qu’il avait mariée à un certain Platen dont il avait fait un comte afin qu’elle fût comtesse. Etant fort séduisante, elle suffisait à Ernest-Auguste. Mais la réciproque n’était pas vraie : le vieux duc ne suffisait pas à Mme de Platen, dite plus couramment « la Platen », nymphomane, follement ambitieuse et dépravée jusqu’à l'âme. Aussi avait-elle l’habitude de lui donner des coadjuteurs choisis parmi les officiers et même les simples soldats de la garde. Autant dire qu'elle avait réussi à faire de la cour de Hanovre, où l’ivrognerie était élevée à hauteur d'une institution, l’un des lieux les plus faisandés d’Europe.

Quant à l'héritier, Georges-Louis, il était franchement pire que son père. C’était une manière de hobereau tudesque, vulgaire, teigneux et sot, flottant généralement entre deux vins et pourvu d’une maîtresse : Catherine de Bush, la propre sœur de la Platen… « Groin de cochon », ainsi que le surnommaient gracieusement ses futurs sujets, passait avec elle le plus clair de son temps.

Sur ce fangeux décor, une femme se dessinait cependant à l’eau-forte : l’épouse de l’Electeur, Sophie, fille du roi détrôné de Bohême et détentrice originelle des quelques gouttes de sang anglais puisqu'elle était la petite-fille de feu Jacques Ier. Celle-là avait tant de hauteur qu'elle méprisait à peu près tous les princes allemands avec une particulière aversion pour son beau-frère, le duc de Celle, qui avait osé épouser « la d'Olbreuse », « une fille de rien » qu'elle appelait tout uniment « le tas de boue » ! La pauvre petite Sophie-Dorothée - elle n'avait que seize ans au moment de son mariage ! - allait en ressentir les effets et trouver en elle la pire des belles-mères !

Pourtant, les débuts du mariage avaient été encourageants. Sensible au charme de la ravissante poupée au teint de camélia, aux grands yeux gris, à la soyeuse chevelure d'un joli châtain clair traversé de mèches dorées qu'on lui offrait, Georges-Louis délaissa la Bush pour s'offrir une longue lune de miel avec celle qu'il appelait gentiment Fisette. Tant et si bien que deux enfants vinrent au monde. Hélas ! la venue du second marqua la fin des tendres sentiments de « Groin de cochon » qui se désintéressa presque totalement de sa femme pour les charmes opulents d’une géante de dix-sept ans que lui avait présentée Mme de Platen : Mélusine de Schulenburg.

On en était là quand, un soir de novembre 1688, les parquets du palais de la Leine à Hanovre crissèrent sous les talons de Philippe tandis qu'un chambellan clamait son nom au seuil du grand salon de réception où se tenait la Cour :

- Le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark !

Sophie-Dorothée savait qu’il allait venir se présenter : elle s'était préparée à « le » revoir. Pourtant, le nom résonna dans son cœur avec une intensité qu'elle n'attendait pas. Plus encore lorsqu'elle le vit paraître et s'avancer d'un pas ferme vers le trône de son beau-père, traversant la foule des courtisans qui s'ouvrait devant lui en faisant entendre une rumeur flatteuse. Six ans avaient passé : Philippe était à présent un homme en pleine force, en pleine possession de ses moyens et, surtout, d'un charme dont la jeune femme éprouva aussitôt le pouvoir. En quelques instants la blessure mal refermée se rouvrit et se remit à saigner, laissant fuir le fiel qui l'empoisonnait, laissant place au bonheur de le revoir plus fier plus séduisant que jamais.

De son côté, Koenigsmark retrouva sa princesse avec une émotion qu'il se garda bien de laisser voir. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que dans cette cour à l'étiquette pesante et aux plaisirs presque toujours sordides, Sophie-Dorothée était surveillée, épiée, jalousée par tous ceux - et toutes celles ! - qu’elle gênait, qui la détestaient ou plus simplement l’enviaient. Elle était en effet plus ravissante que jamais. Plus touchante aussi, avec cette fragilité des êtres que l’on confine dans une atmosphère malsaine. Au milieu de ces gens, elle lui parut parée de la grâce et de la fraîcheur d’une églantine. En face d’elle, il sentit non seulement se réveiller les juvéniles sentiments d’autrefois, mais épicés à présent d’un désir dont la violence le surprit, tempéré toutefois par la compassion normale de tout homme de cœur en face d’un être malheureux.

Bien sûr, flairant le danger inscrit sur les faces brutales du mari et du beau-père, Philippe a caché soigneusement ce qu’il éprouvait. Une déception l’y a aidé : ce soir-là comme les jours suivants, Sophie-Dorothée a gardé les yeux obstinément baissés en sa présence. Ce qui lui a inspiré un doute : l’aurait-elle oublié comme elle en exprimait l’intention dans l’horrible lettre de rupture ?