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Aurore, de son côté, ne dit rien. Elle regardait Nicolas avec une sincère compassion et une légère appréhension. Il était visiblement désespéré de débattre d’un tel sujet en sa présence. D’ailleurs, il n’osa pas la regarder et cela la toucha davantage que les regards énamourés dont il la couvait quand il s’imaginait qu’elle ne le voyait pas. Il n’en avait pas moins été pour elle un excellent compagnon en tous points digne de confiance et elle comprit qu’il lui fallait l’aider ne serait-ce qu’un peu. Elle se leva pour aller poser une main sur son épaule. Qu’elle sentit trembler sous le drap d’uniforme :

- C’est beaucoup vous demander ou aurais-je tort ? fit-elle avec une infinie douceur. Mais vous ne manquez pas de vaillance et c’est une guerre comme une autre que nous entreprenons. Madame la duchesse - et c’est naturel ! - veut savoir quel rôle exact joue cette femme dans le malheur de sa fille et moi je suis de plus en plus persuadée qu’elle est au courant de ce qui s’est passé. Si, grâce à vous, mes doutes pouvaient se dissiper…

Uniquement conscient à cette minute de la main soyeuse posée sur lui, Nicolas leva sur la jeune fille un regard où elle lut que, pour elle, il accepterait de traverser l’enfer lui-même.

- En ce cas, je la tuerai ! J’en fais le serment !

- Je vous le défends !… En tout cas pas avant moi ! Je veux être présente !

- Quoi qu’il en soit, l’affaire est close, intervint Eléonore qui avait observé avec un vif intérêt la courte scène. Et, rassurez-vous, Asfeld ! Si vous deviez payer de votre personne, ce ne serait jamais qu’un mauvais moment à passer. En outre, il se peut que la chance soit avec vous et que votre mission soit brève. Alors vous reviendrez ! Ces gens veulent du théâtre, ils vont être servis…

Nicolas se leva, rectifia la position et, claquant des talons :

- Aux ordres de Votre Altesse Sérénissime ! Quand dois-je partir ?

- Dès qu’Ilse vous aura mis au courant de tout ce qui vous sera utile. Ah, j’allais oublier : possédez-vous un serviteur de confiance, quelqu’un d’absolument sûr ?

- Josef, mon valet qui est aussi mon frère de lait.

- Dans ce cas, emmenez-le et laissez-le à l’auberge la plus proche de « Monplaisir » où vous serez sans doute logé. Il est bon que l’on puisse nous donner des nouvelles… quelles qu’elles soient !

Sur ces fortes paroles qui ne péchaient pas par excès d’optimisme, elle congédia le jeune homme. Il salua profondément, non sans regarder Aurore comme s’il ne devait la revoir de sa vie, et rejoignit Ilse dans le cabinet d’écriture de la duchesse où ils allaient passer un long moment.

Eléonore de Celle attendit que la porte se fût refermée sur eux. Alors seulement, elle se tourna vers ses deux visiteuses…

Quelques jours plus tard un luxueux carrosse de voyage aux portières frappées des léopards d’or, du lion d’azur, des faucilles d’argent et de l’étoile d’or sur champ de gueules des ducs de Brunswick-Lunebourg franchissait la porterie du palais de Celle sous la protection d’une dizaine de cavaliers de la garde. Un instant encore, et il s’arrêtait brièvement devant la maison de la baronne Berckhoff : juste le temps pour celle-ci de se hisser à l’intérieur avec l’assistance de deux laquais. L’atmosphère légèrement brumeuse était très froide et justifiait un habillement quasi polaire : sur plusieurs épaisseurs de jupes, jupons, de vêtements de velours et d’écharpes de soie sans compter les coiffes qui lui entouraient entièrement la tête, la baronne portait une chaude mante noire à large capuchon entièrement doublée de petit-gris comme le grand manchon de velours où disparaissaient ses doigts gantés de mitaines de laine.

La duchesse Eléonore qui lui tendit la main pour l’aider à prendre place était emmitouflée comme elle ; la seule différence étant que sa mante était doublée de zibeline. Autrement, pour la forme et la couleur, les vêtements étaient identiques. En outre, une couverture de martre était posée sur ses genoux :

- Vous avez l’air gelée, ma pauvre Berckhoff ! fit-elle en riant quand sa dame d’honneur eut réussi à se caser auprès d’elle. Vous sentez-vous bien ?

- Assez bien, Madame, et j’en remercie Votre Altesse. Elle sait combien je suis frileuse, mais grâce à Dieu ma jambe va mieux !

- Vous n’aurez pas froid. Nous avons là des chaufferettes garnies de braises et sous cette bonne couverture nous nous réchaufferons mutuellement. Allez, cocher !

Le marchepied fut relevé, la portière refermée et la voiture dont les mantelets étaient à moitié baissés reprit son chemin, franchissant la porte de la ville comme si elle se rendait à Hambourg puis obliquant rapidement à gauche pour rejoindre la route menant à Verden et à Brême. Ce voyage représentait une victoire de la duchesse et, confortablement enfoncée dans les coussins de velours, la tête appuyée au dossier, elle fermait les yeux pour mieux en goûter la saveur : elle avait réussi à arracher à son époux la permission de rendre visite à sa fille. Ce qui n’avait pas été sans peine…

Lorsqu’il était revenu, trois jours auparavant, de « chasser l’oie sauvage » dans les marais de l’Aller, le duc était de si mauvaise humeur que sa femme jugea prudent de ne pas ironiser sur la maigreur du tableau de chasse. Elle savait bien qu’il était allé là-bas pour une tout autre raison et en avait eu confirmation quand, le rejoignant au salon des Arts avant de passer à table, elle l’avait trouvé les mains au dos et la tête dans les épaules, tournant autour d’un guéridon tel un vieux sage chinois autour d’une idée essentielle tandis que la Cour, visiblement inquiète, se massait à l’autre bout de l’élégante pièce, peu désireuse d’entamer un dialogue qu’elle sentait périlleux. Eléonore, elle, n’avait que faire de ces dialogues : elle connaissait à fond son Georges-Guillaume et, au fil des ans, avait appris à ne pas le redouter. Elle alla s’asseoir aux environs de la table en question :

- Eh bien, mon ami, vous êtes satisfait de votre petit voyage ? Les choses vont-elles à votre convenance ?

Il arrêta sa promenade devant elle et grogna :

- La chasse était bonne. Merci !

- Oh, ce n’est pas à cela que je faisais allusion, fit-elle, baissant tout de même la voix pour ne pas être entendue des autres. Je voulais savoir si vous êtes satisfait des conditions d’existence que votre abominable frère vous contraint de faire à notre fille, sur nos propres terres ?

- A votre place, Madame, j’éviterais un sujet dont vous savez qu’il me fâche.

- Il ne vous fâche pas, il tourmente votre conscience. Ce n’est pas pareil ! Cependant il y a de quoi ! Se faire le geôlier de son enfant pour complaire à un souverain étranger…

- Etranger ? Vous parlez de mon frère !

- C’est encore pire puisque vous le laissez agir chez vous à sa guise ! Non, mon seigneur époux, vous ne me ferez pas croire que cette situation vous met à l’aise et si vous n’êtes pas à prendre avec des pincettes c’est que votre conscience vous tourmente.

- Laissez ma conscience où elle est et sachez qu’elle ne me fait aucun reproche. Et… là-bas, tout va au mieux !

- En vérité ?

- En vérité ! A présent passons à table !

- Une minute s’il vous plaît ! Vous dites que tout va pour le mieux, j’en suis enchantée, mais je le serais davantage si je pouvais m’en assurer par moi-même.

Il s’apprêtait à filer vers la salle à manger dont deux laquais venaient d’ouvrir les doubles portes mais s’arrêta et tourna vers elle un regard noir :

- Il ne saurait en être question ! Allons, venez !