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- Je ne bougerai d’ici que satisfaite. C’est dire que nous allons causer. Aussi faites-moi donc le plaisir d’envoyer ces gens souper ailleurs ! Cela leur laissera le choix entre jeûner ou aller à l’auberge.

- Mais l’étiquette…

- Vous me faites rire avec votre étiquette. Nous ne sommes pas à Versailles où elle régente des êtres civilisés. Ce qui n’est pas le cas chez nous. Allons, mon ami, ajouta-t-elle avec une grâce soudaine, il vous est tellement pénible de souper en tête à tête avec moi ? Puis comme il hésitait encore : « Décidez-vous ou je m’en charge personnellement ! »

Il s’exécuta de mauvaise grâce et offrit sa main à son épouse pour la conduire à la table ducale autour de laquelle plusieurs autres gravitaient qui allaient rester vides…

- J’ai toujours apprécié l’intimité ! fit Eléonore en dépliant sa serviette tandis que son regard ironique faisait le tour de l’immense salle aux boiseries dorées, aux plafonds peints de personnages mythologiques et où il n’y avait plus qu’eux, le maître d’hôtel et un nombre restreint de serviteurs. Pour se donner du courage, Georges-Guillaume engloutit d’un trait une chope de bière dont le contenu devait approcher celui d’une bouteille. Sa femme le laissa faire puis observa :

- Vous n’êtes pas raisonnable : vous allez encore vous plaindre de ballonnements. Votre santé m’est chère, vous le savez !

- Tant que ça ? grogna le duc. Je me demande vraiment pourquoi ?

- Un reste de tendresse sans doute et aussi le souci de mon avenir. Si vous n’étiez plus là, votre frère se ferait une joie de mettre la main sur vos terres puisqu’en enfermant notre seule enfant avec interdiction de se remarier, il l’a rayée du même coup de la succession. Dieu seul sait, d’ailleurs, quelle longévité on lui accorderait ! C’est la raison pour laquelle je veux la voir…

- Et moi je ne le veux pas !

- Pourquoi ? Craignez-vous à ce point mes reproches quand j’aurai constaté quelles conditions de vie sont les siennes ?

- Elle n’a pas à se plaindre. Ne pouvez-vous me croire sur parole ?

- Non, parce que depuis ce jugement inique, elle a cessé de trouver grâce aux yeux de son père. Il lui reste ceux de sa mère et vous n’avez pas le droit de l’en priver ! En outre, ne suis-je pas la seule, avec vous, qui ait le droit de lui rendre visite ? De surcroît, on lui refuse ses enfants !

- Les enfants sauront suffisamment tôt que leur mère s’est conduite comme une putain…

- Pour la raison qu’elle aime un autre homme que « Groin de cochon » ? Auprès de qui elle n’a pas trouvé un instant de bonheur et qui la trompe ouvertement avec la grosse Schulenburg ? J’ai eu plus de chance, moi : je n’ai jamais aimé que vous…

Mais, en le regardant, elle se demandait où était passé le beau prince qu’elle avait connu à Breda, qui faisait rêver les filles et pour lequel la palatine Sophie eût volontiers échangé son Ernest-Auguste de Hanovre. Les beaux yeux gris qu’elle avait adorés disparaissaient sous les bouffissures de la graisse et s’injectaient de sang… De cela, elle se garda prudemment d’en faire état. Son appel au cher passé semblait en effet avoir atteint son but : il avait reposé la chope que l’on venait de lui remplir et la considérait d’un œil songeur :

- Vous contenterez-vous d’une simple visite ? Disons… d’une heure et sans intention de séjourner… Vous serez rentrée demain soir ? C’est tout ce que je vous accorde.

- N’exagérons rien ! Je vous rappelle qu’il fait un temps abominable.

- Attendez le printemps en ce cas !

- Non. C’est maintenant que je veux y aller. Il me faut deux jours car je ne sais à quelle heure j’arriverai et je suppose que les portes sont closes à la nuit tombante. Je n’y résiderai pas. Il doit certainement y avoir une auberge que vous connaissez puisque vous en venez !

- Oui, mais affreuse et ruineuse. Faites-en l’économie et dormez dans votre voiture si nécessaire !

L’avarice à présent ! Cet exécrable défaut qui, léger dans sa jeunesse, en était venu à l’envahir complètement. S’il n’y avait eu l’orgueil du rang et, surtout, la crainte de faire piètre figure à côté des fastes des Hanovre, il était probable que la cour de Celle eût vécu chichement…

- Vous êtes gracieux ! fit-elle sans songer à cacher son mécontentement. Oubliez-vous qu’il fait froid, que je ne saurais me déplacer sans une escorte et que vous pouvez nous condamner tous à la pneumonie !

- Soit ! Va pour deux jours ! Mais pas un de plus ! Quand partez-vous ?

- Après-demain, je pense. Et naturellement j’emmène la baronne Berckhoff ! Elle m’est indispensable.

- Va pour la baronne mais elle ne devra pas franchir l’enceinte du château…

Eléonore remercia du bout des dents, envahie d’une profonde tristesse en face de cet homme qu’elle avait cru noble et bon, et qui, pourtant, obnubilé par l’ombre de la couronne anglaise étendue sur son frère de Hanovre, ne songeait plus qu’à s’en faire le plat valet !

C’était à cela qu’elle songeait tandis qu’emporté au galop de ses six solides mecklembourgeois ferrés à glace, son carrosse s’enfonçait dans la brume encore légère du matin qui se ferait peut-être plus dense en traversant les landes. Respectant son silence, sa compagne semblait s’être assoupie.

Se penchant sur elle, la duchesse écarta la capuche et le bavolet de dentelle de la coiffe pour découvrir le visage endormi qu'elle contempla un instant avant de se signer précipitamment. Puis elle les remit en place et, s’enfonçant dans son coin, la main passée dans la dragonne de soie grise, elle se mit à prier le Saint-Esprit. Elle n’aurait pas trop de cette aide toute-puissante pour mener à bien la petite conspiration qu’elle avait imaginée.

En effet, les traits qu’elle venait de contempler n’étaient pas ceux de l’excellente Charlotte Berckhoff mais ceux d’Aurore de Koenigsmark, dont Asfeld avait vanté les dispositions à la comédie durant leur équipée commune chez les Stohlen. En outre, si elle était un peu plus grande que la baronne, la sœur de Philippe était de la même taille qu’elle-même. D’où l’idée de l’emmener afin de l’introduire au château d’Ahlden en ses lieu et place. Il suffirait qu’avant de descendre de voiture, elles échangent leurs mantes semblables à l’exception de la fourrure. Aurore endosserait ses zibelines et serait menée auprès de Sophie-Dorothée.

La raison de ce changement tenait en une seule mais navrante circonstance. Sophie-Dorothée refuserait formellement de s’ouvrir à sa mère qu’elle accusait de partager les vues aussi étroites qu’impitoyables de son père par crainte de se voir répudiée, elle qui n’était née que dans un château poitevin et non aux marches d’un trône princier.

L’avouer à sa jeune compagne avait mis à l’épreuve l’orgueil de la duchesse, mais elle savait que sa fille se confierait plus volontiers à la sœur de son amant qu’elle avait connue durant les deux années qu’Aurore avait passées à Hanovre et qui, en outre, lui ressemblait… C'était un coup d’audace inouï qui pouvait valoir la mort à la jeune fille et, pour sa part, une ignominieuse répudiation, mais l’ancienne Eléonore d’Olbreuse portait en elle le. sang de ces chevaliers francs qui avaient affronté victorieusement et chassé de leurs terres les redoutables cavaliers maures d’Abd al-Rahmane, et l’éloge de celui des Koenigsmark n’était plus à faire.

Une dizaine de lieues séparait Celle de ce bout de terre que l’on venait d’élever au rang de duché, mais le chemin n’était pas facile. A mesure que l’on approchait, le silence devenait plus profond entre les deux femmes. Eléonore priait cependant qu’Aurore, réveillée, s’enfonçait dans ses pensées, répétant en quelque sorte le rôle excitant que, de toute façon, elle ne jouerait qu’une fois. Enfin, vers le milieu de l’après-midi, Ahlden fut en vue.