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- Il fait un froid d’enfer, aujourd’hui, dit-elle en baissant la voix comme si elle accusait un moment de fatigue. Ce qui allait permettre un dialogue inaudible depuis le salon.

Ensuite, elle tira le siège placé de l’autre côté de la cheminée pour le rapprocher de celui de « sa fille » mais en prenant bien soin de lui faire tourner le dos à la porte :

- Maintenant, causons ! dit-elle avec satisfaction en étendant ses jambes vers la flamme.

- Voulez-vous que je vous fasse servir une collation ? demanda Sophie-Dorothée dans le même registre vocal. Du chocolat… du thé ?

- Rien, merci ! Cela signifierait faire entrer une servante. Je n’ai pas l’intention de m’attarder, mais il faut que je vous pose certaines questions…

- J’y répondrai de mon mieux mais, en premier lieu, où est ma mère ?

- En bas, dans la voiture, sous le manteau de la baronne Berckhoff. Nous avons fait l’échange pendant que nous franchissions les défenses et après qu’elle se fut fait reconnaître. Grâce à Dieu nous sommes de même taille et je commence à croire que je suis une assez bonne comédienne…

La prisonnière - on ne pouvait guère l’appeler autrement ! - eut l’ombre d’un sourire :

- Vous pouvez en être sûre. Que voulez-vous savoir ?

- Ce qui s’est passé exactement dans la nuit du 1er au 2 juillet dernier. A Herrenhausen, je suppose ?

- Vous supposez juste. Nous nous préparions à nous enfuir votre frère et moi !

- Où ?

- A Wolfenbüttel pour commencer. Vous vous souvenez peut-être qu’avant la demande de Hanovre, j’étais promise au fils du duc Antoine-Ulrich et qu’il a suffi d’une visite de l’Electrice Sophie pour jeter tout à bas et même changer le cœur de mon père. Les Wolfenbüttel sont nos cousins, nos proches voisins, outre le fait qu’ils sont charmants. D’un instant à l’autre ils sont devenus l’ennemi, catholique de surcroît et surtout ami du roi de France. Quand Hanovre m’est devenu insupportable, je leur ai écrit pour demander asile, pour quelque temps, avant de passer en France. Et l’asile m’a été accordé de grand cœur. Nous avons donc fait nos préparatifs et nous devions fuir au soir du 2 juillet afin de profiter d’une absence de l’Electeur Ernest-Auguste mais il s’est trouvé souffrant et sa présence compliquait les choses. Alors j’ai prié ma chère Knesebeck d’écrire un mot à Philippe, le priant de passer me voir au palais, par notre chemin habituel, entre onze heures et minuit. Pour se faire ouvrir les portes, il devait siffler quelques notes des Folies d’Espagne de Corelli qui était notre signal. Il est venu…

- Mais pourquoi l’avoir appelé ? Ne suffisait-il pas de lui écrire que le rendez-vous était remis ?

Le regard sombre, si joliment pailleté, de Sophie-Dorothée s’évada, plein de douleur :

- Il fallait que je puisse le lui dire moi-même. Vous n’imaginez pas le degré qu’avaient atteint sa jalousie et sa hâte de partir. Il n’en pouvait plus de me savoir aux mains de mon époux. C’était d’ailleurs uniquement pour m’emmener qu’il était revenu de Dresde et moi, je l’avoue, j’aspirais de toute mon âme à en finir une bonne fois avec les mensonges, les demi-vérités, les masques et cette hypocrisie que nous étions obligés de pratiquer. Nous ne demandions qu’à pouvoir nous aimer loin de l’atmosphère fétide de Hanovre.

- Donc il est venu. Et ?

Le délicat visage s’empourpra :

- Et au lieu d’un entretien de quelques minutes, nous avons commis la folie de nous aimer. Il y avait des mois que nous n’avions connu ce merveilleux bonheur. Cela a convaincu Philippe et il a consenti à modifier ses plans. Nous nous voyions déjà hors d’atteinte, galopant au-delà de la frontière vers notre premier asile… et vers le bonheur. C’était tellement délicieux que nous avons oublié l’heure. Knesebeck cependant veillait, morte d’inquiétude, nous répétant que le jour se lève tôt en été. Nous nous sommes séparés. Philippe m’a dit : « A dans trois jours ! » et il s’est envolé comme une fumée… Je ne l’ai plus jamais revu… Ensuite il y a eu ce cauchemar, la colère de mon beau-père, la haine de mon époux, le mépris de ma belle-mère. Ma précieuse Knesebeck m’a été enlevée ; on a mis des gardes à ma porte… mais le pire c’était que l’on m’a appris qu’il était mort.

- Où ? Quand ? Comment ?

- Je ne sais pas. Lorsque le ministre Platen m’est venu annoncer cette horrible nouvelle, j’ai voulu courir chez mon beau-père. A tout prendre c’est encore auprès de lui que j’avais auparavant trouvé quelque gentillesse, mais au sortir de mon appartement deux hallebardes se sont croisées devant moi. C’est ainsi que j’ai su que j’étais captive. Et, le soir, avant de se coucher, mes enfants ne sont pas venus m’embrasser comme d’habitude… Depuis le désespoir me tient et j’ai perdu jusqu’à l’envie de vivre. Alors, ici ou ailleurs !…

- Vous en a-t-on donné la preuve ?

- Est-ce que l’on donne des preuves à la femme adultère que j’étais désormais ? On n’a même pas voulu me dire ce que l’on avait fait du corps de Philippe. S’il avait été rendu à sa famille…

- Je ne serais pas là. A moi aussi on m’a dit qu’il avait été tué. En duel d’abord, contre le comte de Lippe ! Ce qui n’a pas de sens. A l’ambassadeur de Saxe envoyé par l’Electeur réclamer son général, on a parlé d’escapade qui aurait mal tourné. Il n’a rien voulu en croire, demandant qu’au moins on lui permette de ramener la dépouille en Saxe. Moi, je refuse d’admettre une mort que l’on est incapable de prouver… Par quel chemin Philippe a-t-il quitté votre appartement ?

- Celui par lequel il y était entré et qui donne directement sur les jardins.

- Et si celui-là avait été fermé ?

- Je ne vois pas par qui, mais en ce cas il aurait pu passer par la salle des Chevaliers. C’est évidemment plus long…

- J’ai appris par un de mes serviteurs qu’il y avait eu au cours de cette nuit du bruit à cet endroit et l’idée m’est venue que votre époux, ou son père, avaient pu le faire arrêter, jeter dans une voiture et transporter dans un donjon éloigné, ce qui expliquerait l’absence de cadavre…

Il y eut un silence puis soudain, Sophie-Dorothée se pencha pour saisir les deux mains d’Aurore. Dans ses yeux brillait une étincelle qui ressemblait à une lueur d’espoir :

- Vous pensez sincèrement ce que vous dites ? Vous croyez qu’il pourrait être…

Elle n’osa pas prononcer le mot. Peut-être par crainte de son trop grand espoir. Aurore serra entre les siennes les mains si froides :

- Captif quelque part ? Oui. C’est à cette idée que je m’accroche depuis que je le sais disparu. Alors, je cherche et je vais chercher encore. Je compte me rendre en Saxe. Le jeune Electeur est à la fois riche et puissant. En outre, il aime Philippe comme un frère. C’est le seul jusqu’à présent qui ait fait quelque chose et, avec son aide, je pourrai obtenir davantage. Le Hanovre n’est pas l’Europe que je sache et le nombre de ses forteresses n’est pas si grand…

Déjà elle réenfourchait son rêve dont elle put voir le reflet sur le visage tendu vers elle : la femme à demi morte qu’elle avait en face d’elle était en train de revivre. Elle l’entendit murmurer :

- Oh, si vous pouviez le retrouver, je supporterais plus vaillamment ma captivité ! Le savoir libre ! Quel bonheur !

- Mais il n’y en aurait pas de possible pour lui sans vous !

- Me faire sortir d’ici ? Ce serait difficile ! Ce château est mieux gardé que la trésorerie d’Etat. Je sors chaque jour, en carrosse afin que tous puissent me voir, mais vingt cavaliers enveloppent ma voiture et je n’ai pas le droit de descendre. Ce n’est pas, croyez-le, par souci de ma santé : on me montre afin que l’on puisse se convaincre que je suis toujours présente… et toujours la même.