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- L’amour peut renverser des montagnes et Philippe vous aime.

« Comment pourrait-il en être autrement », songea-t-elle en regardant plus attentivement la princesse. Cette admirable chevelure d’un brun mordoré, ces yeux noirs pailletés d’or, ce teint délicat, cette bouche exquise ! Sans compter la grâce d’un corps dont la sévère robe noire n’arrivait pas à dissimuler les formes voluptueuses… Sophie-Dorothée n’était plus une jeune fille. Elle avait eu deux enfants qui l’avaient délivrée des mièvreries adolescentes. Elle était de la tête aux pieds faite pour l’amour et la passion de Philippe, sa folle jalousie aussi trouvaient leur justification dans cette femme adorable. Le constater lui procura un léger pincement au cœur mais elle-même aimait son frère au point d’accepter tous les sacrifices que réclamait son bonheur.

Jetant un coup d’œil à l’horloge de parquet logée dans un coin, elle vit que le temps passait vite. Trop vite ! Il fallait se hâter.

- Quand vous organisiez votre fuite de Hanovre quels préparatifs avez-vous faits ?

- Oh, c’était surtout Philippe qui s’en chargeait ! Moi je m’étais contentée de lui remettre l’argent que je pouvais avoir et une partie de mes bijoux, ceux que je préférais. Pourquoi me demandez-vous cela ?

- Un banquier de Hambourg détenait une lettre de Philippe lui annonçant l’arrivée de joyaux au nombre desquels était son rubis « Naxos » et aussi une somme de quatre cent mille thalers…

- Quatre cent mille ? Mon Dieu ! D’où pouvaient-ils venir ? Je sais qu’il rassemblait secrètement des fonds en vue de notre départ commun mais je n’aurais pas imaginé une somme pareille ?

- S’il l’a écrit c’est que c’était vrai, mais le banquier n’a rien reçu.

- Aurait-il osé s’en emparer ?

- Je l’ai cru d’abord mais ne le pense plus. Une circonstance que je n’ai pas le temps de vous expliquer m’a permis de voir le rubis familial au cou de la Platen. L’envoi a dû être détourné par ses gens. Par le truchement du duc, le Hanovre entier est sous la griffe de cette femme…

- Oh, je sais ! Et surtout qu’elle me haïssait autant et plus que ma belle-mère ! Elle était folle de Philippe et le cachait si peu que je n’ai jamais compris la raison pour laquelle son amant en titre et le reste de la famille lui accordaient un tel pouvoir ! Pensez-vous qu’elle aurait pu jouer un rôle dans la disparition de Philippe ?

- Pourquoi non puisqu’elle fait ce qu’elle veut d’Ernest-Auguste ? Elle peut très bien avoir obtenu un ordre d’arrestation pour qu’il soit enfermé dans l’un de ses châteaux… J’ai envoyé…

Elle s’interrompit. Dans le miroir placé au-dessus de la cheminée, elle venait de voir s’entrouvrir la porte sous la main du vieux gentilhomme. Elle comprit que le temps imparti était écoulé et reprit plus haut et en se levant :

- Je suis rassurée, ma chère fille, de vous voir aussi raisonnable ! Mais il faut que vous me promettiez de prendre plus grand soin de votre santé ! Le confinement ne vous vaut rien…

- Ce n’est pas moi qui l’ai demandé, Madame ! J’avoue d’ailleurs que je me sens souvent lasse !

- Je vais en toucher un mot à votre père ! Il vous faut davantage d’exercice… et plus d’air !

Aurore remettait ses coiffes en place quand Sophie-Dorothée demanda :

- Ne m’embrasserez-vous pas, ma mère ? Votre visite m’a réconfortée et je vous demande excuses de vous avoir si mal accueillie au début de notre entretien.

Emue aux larmes, Aurore ouvrit les bras. Les deux jeunes femmes restèrent un instant serrées l’une contre l’autre :

- Ayez confiance, ma princesse ! chuchota Aurore. Je reviendrai.

- Au fait, avez-vous reçu « ses » lettres ?

- Absolument !

- Si vous revenez… apportez-m’en une ou deux… s’il vous plaît !

- Promis !

- Prenez garde à vous ! Et… remerciez ma mère !

En traversant la chambre, Aurore n’eut pas à faire d’efforts pour dissimuler son visage. Le mouchoir qu’elle tira pour essuyer ses larmes suffit amplement. Répondant d’un signe de tête au profond salut du vieux couple, elle se jeta dans l’escalier au bas duquel le gouverneur Wackerbach l’attendait. Elle eut l’audace de lui demander :

- Qui sont ces gens qui vivent avec ma fille ? Je ne les connais pas.

- Oh, ce sont des personnes de qualité ! Le comte et la comtesse von Neudorf. La cour de Hanovre les a recommandés pour leur venir en aide parce qu’ils sont ruinés !

Des Hanovriens ! Elle aurait dû s’en douter !

- Ne pouvait-on trouver mieux pour tenir compagnie à une jeune princesse ? Ils ont chacun un pied dans la tombe, lâcha-t-elle avec une rage dont elle ne fut pas maîtresse.

L’autre se mit à patauger :

- C’est… c’est possible mais… je n’y suis pour rien ! Votre Altesse devrait savoir… ce sont les ordres et…

- Il suffit ! Essayez de vous rappeler à l’occasion que vous êtes aux ordres de mon seigneur époux !

Et, se mouchant une dernière fois avec vigueur, elle s’engouffra dans la voiture dont un laquais lui tenait la portière ouverte. Le cocher fit faire demi-tour à ses chevaux, cependant qu’à l’intérieur, la duchesse et Aurore changeaient à nouveau de personnalité. Ce qui permit à Eléonore de remettre la tête à la portière au moment où l’on franchissait le pont-levis sur lequel Wackerbach était accouru pour un ultime salut :

- Souvenez-vous de mes paroles, major ! Je reviendrai !

Après quoi elle ferma la vitre et se rejeta en arrière :

- Alors ? Comment l’avez-vous trouvée ? Et qu’a-t-elle dit ?

- Ses derniers mots ont été pour Votre Altesse. Elle m'a demandé de la remercier… et de l’embrasser !

- C’est ce qu’elle a dit ?… Vraiment ?

- J’en fais serment !

- Oh, mon Dieu !… Merci… merci !

Sous le choc de l’émotion, la carapace de froideur dont s’enveloppait Eléonore se fissura pour laisser voir la mère. Une mère bouleversée qui étreignit soudain Aurore en pleurant.

- Il faudra revenir, Madame la duchesse, chuchota-t-elle. Je le lui ai promis. Elle a tellement besoin de se sentir aimée.

- Je m’en souviendrai. Racontez maintenant !

Elle n’en eut pas le loisir. Le capitaine commandant l’escorte fit faire halte au carrosse et vint, chapeau bas, demander les ordres :

- Nous ne pourrons pas rentrer à Celle cette nuit, Madame la duchesse. Il recommence à neiger : le chemin va se faire plus difficile et les hommes comme les chevaux doivent se reposer !

- Arrêtez-vous au prochain village digne de ce nom. Il y aura bien une auberge que vous réquisitionnerez. J’avoue qu’à moi aussi une soupe chaude et une chope de bière me feraient plaisir. Pas vous, baronne ?

- Oh, sans aucun doute, Madame. Avec un peu de chance, Votre Altesse trouvera peut-être un verre de vin !

Elle savait, en effet, qu’Eléonore détestait la bière et n’en buvait que quand il lui était impossible de faire autrement ou encore pour complaire à son époux…

La voiture repartit.

- Pensez-vous, comtesse, que la chance soit avec nous aujourd’hui ? demanda Eléonore au bout d’un instant.

Celle-ci lui offrit un sourire éclatant :

- J’en suis certaine, Madame. Nous avons pu faire du bon travail. J’espère qu’il en est de même pour Nicolas d’Asfeld…

Elle avait raison. Non seulement l’auberge que l’on investit littéralement était propre mais sa cave contenait quelques fûts de vin. Quant à Nicolas, du temps allait s’écouler sans apporter de nouvelles…