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DEUXIÈME PARTIE

LES FLAMMES DE LA PASSION

1695-1696

CHAPITRE VIII

UNE LETTRE DE DRESDE

La duchesse Eléonore rendue à ses obligations, son palais et son époux… ne se priva pas de faire entendre à celui-ci quelques vérités premières tant l’avait mise hors d’elle le fait qu’il se fût abaissé à autoriser que sa fille soit « confiée » à des Hanovriens sur les terres des Brunswick-Lunebourg :

- C’est tout bonnement intolérable à moins que vous ne me disiez dans quel placard se trouve le cadavre qui vous livre pieds et poings liés à Ernest-Auguste ? Ce n’est pas, je l’espère, celui de Koenigsmark ?

A sa surprise, elle le vit pâlir, ce qui n’était pas un mince exploit pour cette face perpétuellement empourprée par les abus de la table.

- Qu’allez-vous chercher là ? grommela-t-il en choisissant un fruit confit dans un drageoir placé à portée de sa main. Ses dents n’étant plus ce qu’elles avaient été, il le grignota avec autant de prudence que de délectation. Cet exercice lui procura les quelques secondes de réflexion rendues nécessaires par l’attaque brutale de sa femme.

- Eh bien ? s’impatienta celle-ci.

- Un moment, s’il vous plaît ! Nous sortons de table et vous devriez savoir qu’une digestion harmonieuse est indispensable au bon état de ma santé. Si vous étiez une épouse attentive, vous auriez à cœur de vous en soucier davantage ! Ce que ferait une honnête Allemande mais c’est notre très grande faute, à nous autres souverains, d’aller nous enticher de ces filles du Poitou français nourries au lait de la sorcellerie…

Il essayait de noyer le poisson mais, sachant qu’elle le rattraperait quand elle le voudrait, la duchesse entra dans son jeu :

- Vous autres souverains ? A qui faites-vous allusion ?

- A cet abominable Bourbon, Louis le quatorzième, empêtré entre sa Montespan qui voulait l’enherber et sa Maintenon qui le noie dans l’eau bénite ! Notez que vous m’en voyez ravi ! Plus elles le maltraiteront et mieux je me porterai…

- Quand vous vous livrez à des comparaisons vous n’y allez pas de main morte ! Entre vous et le Roi-Soleil, j’aperçois une légère différence. Mais revenons à notre propos ! Pourquoi notre fille est-elle servie chez nous par des Hanovriens ?

Il essaya de s’extraire de son fauteuil mais Eléonore avait, d’un geste, renvoyé les laquais et il n’y avait plus personne pour l’aider à en sortir. Il se résigna :

- Mon frère m’a fait observer - avec justesse il faut bien l’admettre ! - qu’un entourage fourni par lui serait plus apte à faire respecter les termes du divorce. Les gens de chez nous sont trop attachés à leur princesse. Elle aurait tout obtenu de leur indulgence. Peut-être même serait-elle déjà en fuite…

- Avec qui ? Un fantôme ? Philippe de Koenigsmark est le seul homme avec qui la liberté aurait du prix…

- « Etait » le seul homme. Grâce à Dieu, il est mort !

- Vous en êtes sûr ? Si c’est le cas, vous devriez en informer sa famille et aussi vos pairs que la comtesse Aurore appelle à son aide, sans compter le plus puissant : le jeune Electeur de Saxe qui pourrait venir chercher les armes à la main une réponse que l’on n’a pas encore eu le courage de lui donner. Quant à notre fille, elle est brisée par la douleur et n’a pas besoin d’une collection de bourreaux attachés à elle avec la bénédiction de son propre père ! Vous devriez penser qu’un jour vous aurez des comptes à rendre ! Pas à votre maudit frère mais à Dieu !

- Madame !

Mais elle n’était déjà plus là. Mince et restée souple, elle n’avait pas besoin d’aide pour quitter son fauteuil et avait choisi de laisser son époux à ses réflexions…

A la prière de Charlotte Berckhoff, Aurore resta quelques jours chez elle. Le temps étant redevenu exécrable, le prétexte était tout trouvé et l’excellente femme qui aimait Sophie-Dorothée depuis l’enfance, qui avait connu Philippe au temps de leurs fragiles fiançailles, était heureuse de pouvoir parler d’elle. Sous le manteau de l’âtre où flambaient des troncs de pins odorants, elles passaient de douces soirées à évoquer des souvenirs et renforçaient d’autant les liens de leur amitié.

Celle-ci se forgeait aussi dans leur inquiétude commune au sujet de Nicolas d’Asfeld. Commune et grandissante à mesure que passaient les jours sans apporter la moindre nouvelle du jeune homme. Avait-il réussi à se faire admettre chez la Platen, à la charmer en chantant à ses pieds accompagné de sa guitare ? Ou, démasqué au propre comme au figuré, avait-il été jeté en prison ou pis encore ? C’était l’une des raisons pour lesquelles Aurore s’attardait chez son amie : connaître quel destin le jeune homme avait rencontré chez l’abominable comtesse. L’autre étant qu'elle s’y trouvait bien…

Charlotte était de ces femmes qui, en déclarant à un hôte qu’il pouvait se considérer comme chez lui, énonçait une simple vérité. Prendre ses habitudes dans cette demeure bénie de Dieu était facile. Trop peut-être et au bout d’une semaine, Aurore émit des scrupules :

- Me gêner ? protesta la baronne. Alors que votre présence est une joie de chaque instant ? Vous me rendez ma jeunesse, ces jours d’insouciance que nous partagions Christine et moi Vous lui ressemblez énormément !

- C’est gentil de me le dire et j’avoue que j’ai peine à m’éloigner tant qu’Asfeld n’a pas donné au moins signe de vie.

- Je partage votre sentiment et vous en êtes consciente. Mais vous devriez écrire à votre sœur qui, elle aussi, doit s’inquiéter : le courrier pour Hambourg part demain matin. Un valet irait porter votre lettre.

Les postes impériales étaient le privilège des princes von Thurn und Taxis et, s’inspirant du modèle français1, reliaient entre elles par coureurs toutes les villes de quelque importance et fonctionnaient de façon satisfaisante. Cela supposait une vaste organisation et une cavalerie nombreuse mais les revenus qui en découlaient allaient assurer l’énorme fortune de la famille princière. La lettre partit donc et Aurore, qui, dans son anxiété, en venait à oublier le reste du monde, sentit ses remords à retardement s’apaiser.

On n’avait guère de nouvelles, non plus, du palais. La duchesse avait autorisé la baronne Berckhoff à poursuivre une convalescence qui, lors de leur voyage à Ahlden, lui était apparue insuffisante, ce dont on lui était reconnaissante car la présence constante de la maîtresse de maison préservait celle d’Aurore dont personne au palais ou en ville n’avait la moindre idée.

Eléonore vint deux fois, en plein jour et très officiellement, prendre des nouvelles de sa dame d’honneur et, la seconde, ne cacha pas son inquiétude :

- C’est tout de même étrange qu’Asfeld n’ait pas encore donné signe de vie. Il doit bien imaginer notre anxiété ?

- Cela ne lui est peut-être pas possible. S’il a réussi à plaire à la Platen, surtout si elle lui a découvert d’autres charmes que sa voix, il est possible qu’elle l’ait mis sous clé. Ce serait assez dans sa manière. Il y a de la mante religieuse dans cette femme.

- Voilà qui est rassurant, observa Aurore. Cependant la Chancellerie du palais ne reçoit-elle aucune dépêche, officielle ou autre, en provenance de Hanovre ?

- Les nouvelles officielles sont d’une platitude inouïe… quant aux autres, je n’ai jamais eu accès aux rapports des espions que mon époux et en particulier Bernstorff, son chancelier, entretiennent là-bas comme dans les autres cours souveraines. Ce dernier me déteste d’autant plus que je n’ignore pas ses bonnes relations avec le premier ministre Platen. En revanche, le silence que nous subissons présente, à y réfléchir, un bon côté : si une catastrophe quelconque avait eu lieu, il ne manquerait pas de m’en informer. Il y puiserait même une joie toute particulière.