- Dans ce cas, dit Aurore, je vais ressusciter Hugo von Mellendorf et retourner à Hanovre !
- A aucun prix ! lâchèrent avec un bel ensemble la duchesse et la baronne… Ce serait suicidaire, ajouta la première, et, en outre, si vous étiez prise vous pourriez nous mettre en danger - le mot n’est pas trop fort ! -, la baronne et moi-même.
- Me croyez-vous assez lâche ou assez sotte pour vous mettre en cause ? s’indigna la jeune fille. Je suis une…
- Koenigsmark, nous le savons, coupa Eléonore, mais ce que vous ignorez c’est de quoi ces gens sont capables. Ce qu’Ilse a subi ne vous en donne qu’une faible idée !
- Je ne suis pas Ilse et j’appartiens à la haute noblesse d’Europe. Ils n’oseront pas !
- Ils ont bien osé tuer votre frère.
- Non !
Ce fut un cri, un refus sorti de ses entrailles parce qu’il n’y avait pas en elle la moindre fibre qui acceptât cette hypothèse ! Charlotte Berckhoff en fut remuée :
- D’où tirez-vous cette foi, cette force ? De Dieu ?
- Certes je le prie, je l’implore de me rendre mon frère mais tant que je ne l’aurai pas vu mort, je n’y croirai pas ! Philippe est une force de la nature capable de tenir tête à n’importe quel ennemi !
- Sauf au poignard qui frappe dans le dos, à la main prétendument amie qui glisse le poison dans un verre avant de l’offrir, murmura la duchesse avec compassion. Il y a mille manières de faire passer de vie à trépas qui ne s’y attend point. Fût-il un surhomme ! Cela dit, gardez votre conviction ! L’amour peut abattre des montagnes… et peut-être avez-vous raison. En attendant, je vais envoyer une personne de confiance à Hilda Stohlen. Ce serait le diable si elle ne parvenait pas à apprendre quelque chose. Et vous, efforcez-vous à la patience ! C’est, croyez-moi, une grande vertu…
C’était aussi une grande parole, mais Aurore n’eut guère le temps de la mettre en pratique : vers le milieu de la matinée du lendemain, la voiture de Mme de Loewenhaupt menée par son cocher Gottlieb pénétrait dans la cour de la baronne Berckhoff. Elle apportait un mot d’Amélie priant sa sœur de rentrer à Hambourg pour une affaire urgente.
- Elle aurait pu m’écrire de quoi il s’agit, s’insurgea la jeune fille. Décidément, dans cette famille on cultive de plus en plus la manie du secret !
Mais bon gré mal gré il fallait obtempérer et deux heures plus tard, après avoir embrassé Charlotte trois ou quatre fois, en l’adjurant de la prévenir dès qu’elle saurait des nouvelles, Aurore monta en voiture pour reprendre le chemin de Hambourg. Son amie avait beau lui répéter qu’une nouvelle urgente ne signifiait pas forcément une mauvaise nouvelle, elle éprouvait quelque peine à s’en convaincre : il arrivait assez souvent à Amélie de faire une montagne d’une taupinière.
C’était vraiment une excellente nouvelle et, en arrivant à Hambourg, Aurore trouva sa sœur dans un état d’excitation inimaginable pour une personne dont le maintien habituel se départait rarement d’une certaine solennité. A peine descendue de carrosse, elle reçut dans ses bras une Amélie qui riait et pleurait tout à la fois :
- Enfin te voilà ! Mon Dieu ! j’avais l’impression que tu ne reviendrais jamais ! Pourquoi as-tu tant tardé ? Pourquoi…
- Un peu de calme, voyons ! Je t’ai écrit avant-hier une lettre où je t’expliquais… Mais tu n’as pas dû la recevoir encore, réfléchit-elle à haute voix. Gottlieb m’a ramenée à un train d’enfer comme s’il y avait le feu à la maison. Evidemment il n’a rien voulu me dire, te réservant la primeur de cette fameuse nouvelle !
- Il n’aurait plus manqué qu’il me prive de ce plaisir ! Tu vas être transportée de joie !
Aurore se sentit pâlir :
- Il s’agit de Philippe ?… allons, dis vite à présent ! Cela seul pourrait me transporter de joie…
Comprenant qu’elle en avait peut-être fait un peu trop, Amélie se calma aussitôt :
- Non… Non, hélas ! Pardonne-moi si j’ai pu te laisser espérer… Oh, c’est stupide à la fin ! Entrons d’abord ! Viens te réchauffer et je te montrerai les lettres !
Bras dessus bras dessous les deux sœurs pénétrèrent dans la maison, mais il était évident qu’Amélie avait peine à maîtriser son exultation bien qu’elle s’en voulût d’avoir causé une fausse joie. Elle la conduisit à sa chambre où Ulrica l’attendait. Beaucoup moins primesautière, celle-ci lui servit en guise d’accueil :
- Ah vous voilà tout de même ! Je commençais à me demander si l’on vous reverrait un jour !
Elle se hâta de la débarrasser de ses vêtements de voyage pour l’envelopper dans une confortable robe de chambre, des petites mules fourrées, et l’asseoir au coin du feu en annonçant qu’elle allait lui chercher du chocolat chaud. Pendant ce temps Amélie qui s’était éclipsée quelques instants reve nait, tenant une lettre à la main, et tirait un tabou ret capitonné pour s’installer en face de sa sœur :
- Il faut que je te dise, pour commencer, que le prince-électeur de Saxe, Frédéric-Auguste, vient de nommer mon époux général et il lui donne une maison afin de me permettre de tenir notre rang à sa cour. Il a eu la bonté de m’en informer personnellement et voici ce qu’il t’écrit à toi, conclut-elle en présentant une lettre dont le sceau brisé fronça le sourcil de sa cadette. Ce que voyant, elle se hâta d’expliquer :
- Excuse-moi d’en avoir pris connaissance mais ignorant où tu étais et s’il était même possible de te joindre, j’ai pensé, étant donné la qualité de celui qui t’écrit, qu’il fallait que je sache quoi répondre au cas où…
- Arrête ! Tu as eu entièrement raison. Voyons maintenant cette lettre.
En termes dont le ton officiel n’excluait pas une certaine chaleur, Frédéric-Auguste évoquait son amitié pour le comte de Koenigsmark ; et son très vif désir de recevoir à sa cour la comtesse Aurore, laissant entendre qu’il souhaitait lui apporter toute l’aide dont il pouvait disposer afin d’éviter de nouvelles larmes aux plus beaux yeux du monde…
- Enfin ! exhala la jeune fille en laissant l’épais papier armorié s’échapper de ses doigts. Depuis que Philippe a disparu j’espère ce geste, cette main tendue. Certes, un émissaire a été par lui envoyé en Hanovre, mais s’il a réclamé il n’a pas osé le faire avec fracas. A présent, cela va changer et je suis sûre qu’un aussi grand prince va tout mettre en œuvre pour retrouver Philippe !
- … et pour éviter d’autres larmes à d’aussi beaux yeux, ironisa Amélie. Il n’a pas l’air de se soucier autant des miens.
- Que veux-tu dire ?
- Qu’il se donnerait peut-être moins de mal si ta réputation de beauté n’était venue jusqu’à lui, fit-elle en riant. Le prince passe pour aimer les femmes et je suis persuadée qu’il s’empresserait moins auprès d’un laideron.
- Quoi qu’il en soit, il promet son aide et c’est ce que je veux retenir de sa lettre. Il ne nous reste plus qu’à préparer notre départ pour Dresde !
- A propos, si tu me disais ce que tu as fait pendant ton séjour à Celle ?
- Attends, je viens d’arriver et, pense ce que tu veux, je n’ai pas perdu mon temps. Ainsi, j’ai acquis la certitude que l’envoi annoncé par Philippe à Lastrop a été détourné par la Platen.
Suivit, naturellement, le récit que réclamait Amélie, assorti de l’inquiétude éprouvée par Aurore au sujet de Nicolas.